Résumé
L’étude attentive des
pratiques montre que la répartition des charges indirectes présente d’importants
aspects comportementaux. L’influence sur les comportements se fait à travers
trois mécanismes différents.
D’abord, dans un contexte d’agence, la répartition est un instrument
employé par le principal pour contrôler l’activité de l’agent. Il s’agit d’une
contrainte imposée par le principal afin de limiter les comportements aberrants
de l’agent ou, plus exactement, inciter celui-ci à agir pour maximiser le
bien-être du principal. La répartition des charges joue donc le même rôle que
les dépenses de surveillance et d’incitation engagées par le principal dans le
modèle de l’agence.
Ensuite, l’allocation des
coûts fonctionne comme un système fiscal interne qui vise à réduire les
gaspillages de ressources. Les charges réparties exercent une pression
psychologique sur les managers commerciaux, en les incitant à prendre des
mesures pour améliorer l’efficience des centres de profit (accroissement des
marges brutes ou réduction des charges opérationnelles).
Finalement, la répartition des charges est étroitement liée à la
solidarité et à la cohésion interne de l’organisation. La relation est double.
Premièrement, la répartition est un facteur d’intégration qui favorise le
partage des responsabilités et encourage la coopération entre départements
(surtout entre départements de supports et départements commerciaux). Deuxièmement,
en sens inverse, la solidarité interne crée les prémisses pour une motivation
efficace des acteurs à travers la répartition des charges.
Ces trois mécanismes sont contingents, ils semblent mieux adaptés dans
un environnement incertain et hostile.
Il ne faut pas considérer la répartition des charges indirectes comme
un processus inexorable dans la vie de l’entreprise. Dans tous les cas, la
décision de répartir ou non et, le cas échéant, la méthode de répartition mise
en place, procèdent d’un choix managérial, le plus souvent conscient, dont les
raisons sont diverses et profondes.
Mots clés
charges
indirectes, répartition, recherche positive, approche comportementale,
contingence
Répartir les
charges indirectes pour influencer les comportements organisationnels : les
mécanismes mis en œuvre
1.
Introduction
La comptabilité de gestion, et spécifiquement le système de calcul des
coûts, peut être appréhendée selon deux dimensions principales (Bouquin 1997, 2004,
Horngren et alii 2005) :
-
dimension technique (modéliser les processus
de l’entreprise et essayer de connaître les coûts)
-
dimension comportementale (influencer et
motiver les comportements organisationnels)1
Le chercheur doit donc résoudre
un dilemme essentiel : mettre en avant la connaissance des coûts et se
laisser ainsi attirer par l’illusion positiviste ou étudier l’influence sur les
comportements et céder à la tentation relativiste (Bouquin 2004).
La recherche dominante en comptabilité de gestion, sans contester la
coexistence des deux dimensions, ne saisit pas qu’à chacune doit correspondre
une approche différente du calcul des coûts. En effet, cette recherche semble
partir de la prémisse que la connaissance des coûts « exacts » est
une condition sine qua non pour une motivation efficace des acteurs. Selon
cette logique, un système de calcul des coûts fidèle aux processus économiques
(donc fiable, selon la terminologie de Bouquin), s’il est bien exploité, doit
mener automatiquement à l’orientation des comportements dans le sens désiré. Par
conséquent, les possibilités d’amélioration de la précision et de la qualité
des coûts deviennent le sujet privilégié de recherche. En revanche, le rôle de
motivation et d’orientation des actions des acteurs est souvent négligé, car il
est considéré comme implicite.
Les appels pour une approche comportementale du calcul des coûts ne
manquent pourtant pas. Dès 1922, McKinsey attire l’attention sur le fait que la
répartition des charges affecte les motivations des managers (Zimmerman 2003).
En 1957, Anthony soutient que ce qui compte vraiment, ce n’est pas la technique
de calcul des coûts (plus particulièrement la répartition des charges), mais le
but primordial
qu’elle doit servir, c’est-à-dire la motivation des acteurs. Le choix
d’un système de calcul des coûts ne se justifie aucunement par la recherche
d’un coût vrai, objectif (en admettant qu’un tel coût existe), car ce système
vise en réalité à déterminer les responsables d’agir comme les dirigeants le
désirent. Le choix de la méthode de répartition des charges doit se faire en
fonction du résultat à atteindre. En résumé (Anthony 1957, p. 234) : « aborder
le problème du contrôle en termes de motivation humaine (…) est beaucoup plus
fécond que toute tentative de définir des coûts vrais ».
Les innovations dans le domaine du calcul
des coûts concernent en premier lieu les techniques, dont elles visent à
accroître l’efficience : obtenir des coûts plus précis avec des efforts
moindres. Ferrara (1990) déplore l’abandon des aspects comportementaux par les
promoteurs de la « nouvelle comptabilité de gestion ».
La répartition des charges indirectes est l’un des composants les plus
importants de tout système de calcul des coûts. Habituellement reléguée au rang
des techniques comptables, la répartition est en réalité au centre d’enjeux
complexes et subtils : politiques (influencer les hommes), économiques
(évaluer les flux) et éthiques (partager
équitablement le coût des ressources consommées).
Dans certaines situations le système de répartition des charges
indirectes devient un instrument de gestion, qui détermine les acteurs d’agir
en poursuivant les buts de l’organisation.
La dimension comportementale est selon nous primordiale lors de la
mise en place d’un système de répartition. Pour reprendre les mots de Bouquin, en échappant à l’illusion
positiviste, nous avouons avoir cédé à la tentation relativiste.
Dans cette communication, nous entrerons dans le détail de la
dimension comportementale et nous essayerons de révéler les mécanismes par
lesquels la répartition des charges indirectes influence les comportements
organisationnels.
Afin d’explorer cette question, nous nous appuyons sur un examen
approfondi des pratiques : nous avons procédé à une étude sur 3 ans (entre
2003 et 2005) de la filiale d’un grand laboratoire pharmaceutique,
La littérature sur la répartition des charges indirectes distingue
habituellement deux étapes : répartition aux centres d’analyse (sections
homogènes, activités etc) et ensuite imputation aux produits. Pour notre
recherche nous avons choisi d’adresser le problème de la répartition dans un
sens large : allocation des charges indirectes aux objets de coût. Par
ailleurs, la distinction entre les étapes de répartition nous paraît spécifique
à la recherche française. La littérature anglo-saxonne en général traite
globalement la répartition comme une allocation du coût d’une ressource
utilisée en commun aux entités consommatrices – centres, activités ou produits
– (cf. Horngren et alii 2005).
En revenant aux deux dimensions de la comptabilité de gestion, analyser
différemment les deux étapes de répartition nous semble pertinent seulement si
c’est l’aspect technique qui prévaut et les coûts calculés sont employés pour
modéliser et évaluer. Dans le cas d’une approche comportementale de la
comptabilité de gestion, la répartition des charges aux centres et l’imputation
aux produits représentent au fond un même type de démarche : un transfert
de la responsabilité pour la consommation des ressources vers les entités
bénéficiaires.
Une revue de littérature préliminaire nous
aidera à orienter notre raisonnement et constituera la première partie de cette
communication. Nous avons à cet effet plusieurs repères : la recherche
positive sur la répartition des charges, initiée par Zimmerman (1979), les
études socio-psychologiques sur les pratiques de répartition (Hiromoto 1988,
1991, Merchant et Shields 1993), ainsi que les études sur l’application du
principe de contrôlabilité, aspect fondamental pour la répartition des charges
(Giraud et alii 2004 etc). Dans une deuxième partie, à l’aide d’un design de
recherche qualitatif, nous tâcherons de comprendre comment le système de
répartition est utilisé pour influencer les comportements des acteurs dans une
situation de crise. Le cas étudié est celui de l’entreprise XYZ, filiale roumaine
de l’un des plus importants laboratoires pharmaceutiques internationaux2.
Nous conclurons sur les principaux apports de notre recherche.
2.
Un bilan de la
recherche positive sur la répartition des charges
2.1. Recherche
normative et recherche positive
En comptabilité de gestion, le courant
principal de recherche sur la répartition est essentiellement normatif :
il s’agit soit de trouver les « meilleures » méthodes pour la
répartition des charges, soit de proposer des clés « optimales » de
répartition. Les chercheurs essaient de répondre à la question : « comment mieux répartir
les charges indirectes ? ». Ce courant
recommande des méthodes qui restent le plus proche possible de la logique des processus économiques, dans
le but d’obtenir des coûts exacts.
Sans nier l’importance de ces travaux, il
faut admettre que les résultats de l’approche normative restent
insatisfaisants. La diffusion des méthodes tour à tour recommandées comme
panacée par divers groupes de chercheurs est assez faible. Les exemples sont
nombreux et il suffit de mentionner ici la méthode ABC qui, bien qu’apparue il
y a une vingtaine d’années, est toujours regardée comme une nouveauté et peu
appliquée en pratique (Gosselin, Ouellet 1999) ; les études sur le succès
de l’ABC ont mené à des résultats ambigus (Gosselin, Pinet 2002).
Une littérature alternative abondante, qui reste pourtant en marge de ce
courant dominant, tente de comprendre et d’expliquer les pratiques observées
dans les entreprises, au lieu de fournir un modèle idéal de répartition. L’idée
défendue est que la répartition des charges est déterminée par d’autres raisons
que l’essai d’améliorer la précision des coûts calculés : motivation des
acteurs, estimation des coûts d’opportunité, régulation de la concurrence,
établissement des prix de vente etc. Cette littérature peut être classifiée en
deux familles principales.
Une première catégorie de recherches s’apparente à la théorie positive
de la comptabilité, dont l’intention première est d’expliquer « pourquoi
la comptabilité est ce qu’elle est pourquoi les comptables font ce qu’ils
font » (Colasse 2000, en citant Jensen). L’attention se focalise sur les
choix des acteurs de la comptabilité, et non plus sur les objets comptables
(rapports, méthodes comptables etc). La fonction de la théorie est d’expliquer
et de prédire le comportement des producteurs et des utilisateurs de
l’information comptable. Ce n’est pas par hasard si l’un des articles
fondateurs de la recherche positive sur la répartition des charges est signé
par Zimmerman (1979), initiateur avec Watts du courant de la théorie positive
en comptabilité financière.
En raison de cette filiation, une partie des recherches sur les
pratiques de calcul des coûts héritent de l’orientation épistémologique de la
théorie positive de la comptabilité. Il s’agit d’une tradition économique
néoclassique, positiviste, centrée sur la rationalité micro-économique et sur
une vision de la firme comme nœud de contrats entre acteurs rationnels. La
méthodologie de recherche quantitative (essentiellement modélisation
mathématique) est, elle aussi, empruntée aux sciences économiques. L’étude approfondie des pratiques y est
absente et les exemples tirés de la réalité ont un caractère anecdotique,
servant exclusivement à illustrer les modèles mathématiques. L’hypothèse
principale posée par Zimmerman (1979) est celle des REMM – les acteurs
organisationnels sont tous des resourceful, evaluative, maximizing men,
ils agiront donc de manière rationnelle pour maximiser leur propre utilité.
Les
recherches positives sur la répartition des charges, surtout celles qui
mobilisent la théorie de l’agence, respectent donc les principes de
l’individualisme méthodologique et les fondements de la vision néoclassique des
comportements économiques (Coriat, Weinstein 1995). Elles abandonnent
l’approche normative dominante et apportent ainsi des éléments d’analyse
indispensables. Ces recherches sont cependant fondées sur des modèles
simplificateurs, formels et abstraits et ne reflètent pas la complexité des
pratiques des entreprises (c’est par ailleurs l’une des critiques dont fait
souvent l’objet la théorie positive de la comptabilité).
A notre
avis, leurs résultats restent exploitables dans une approche comportementale
qualitative et c’est le chemin que nous avons emprunté.
Un deuxième type de recherches, moins nombreuses, adoptent une
méthodologie qualitative, tout en développant le même type de questionnement
que la recherche positive proprement dite. Ces recherches, que assimilerons par
souci de simplification au courant positif, essayent de comprendre les
motivations qui sous-tendent le processus de répartition des charges et les
finalités poursuivies par ceux qui le mettent en place. L’interprétation du
processus de répartition acquiert ici une forte dimension socio-psychologique
et politique. Souvent le système de calcul n’est pas basé sur la logique économique,
mais il sert exclusivement de facteur de pression sur les comportements des
acteurs.
Les chercheurs raisonnent à partir d’études de cas ou de revues de littérature,
en cherchant à faire ressortir le sens du processus de répartition des charges.
Cette approche conduit à des analyses plus complexes et plus riches, mais leurs
conclusions restent le plus souvent spécifiques au contexte de la recherche
(caractère idiographique).
Notre étude de cas reprend cette même démarche interprétative, tout en
utilisant et en enrichissant les résultats de la recherche néoclassique.
Pour résumer, les recherches
positives, néoclassiques ou socio-psychologiques, avancent plusieurs
explications pour la répartition des charges indirectes :
Rôle de la répartition
|
Explications
|
Auteurs principaux
|
Orienter les comportements
|
Inclure les
charges réparties dans la mesure des performances des centres détermine les
responsables à en tenir compte dans leurs actions
|
Zimmerman (1979) ; Hiromoto (1988, 1991)
|
Proxy pour
des coûts d’opportunité
|
Introduction dans
le calcul de certaines catégories de coûts difficiles à mesurer (coûts d’opportunité
et coûts à long terme). Ces coûts sont évalués indirectement, sous la forme
d’un « succédané ».
|
Devine (1950) ; Zimmerman (1979, 2003)
|
Régulation de la concurrence, « normalisation
privée » de la comptabilité de gestion
|
La répartition
généralisée et normalisée des frais généraux régule la concurrence :
idée populaire en France parmi les ingénieurs de l’entre deux guerres,
présente également aux Etats Unis dans les années 50.
|
Detoeuf (1937) ; Devine (1950) ; Bouquin
(1995)
|
Etablissement des prix de vente
|
En pratique, le coût complet additionné d’une marge
raisonnable sert de base dans certains cas pour l’établissement des prix de
vente.
|
Anthony ; Govindarajan et Anthony (1983)
|
Tableau
1 : Principaux apports de la recherche positive
sur la répartition
Seul le
premier aspect s’avérera utile pour notre analyse ; il sera brièvement
développé dans ce qui suit. L’orientation des comportements à l’aide de la
répartition des charges est un thème central dans les deux types de recherche
mentionnés ci-dessus ; elle peut donc être étudiée dans un contexte
d’agence ou selon une approche psychologique.
2.2. Répartition
et théorie de l’agence
Le recours
à la théorie de l’agence pour expliquer la répartition des charges indirectes
est très fréquent dans un cadre de recherche positif (Zimmerman 1979, Magee
1988, Baiman 1990, Hemmer 1996, Rajan 1992, Wagenhofer 1996 etc). Par ailleurs
il y a une filiation directe entre la théorie de l’agence et la théorie
positive de la comptabilité, produites toutes les deux par l’école de Rochester.
En liant répartition des charges et théorie de l’agence, l’accent est mis non
pas sur le processus de répartition proprement dit, mais sur la façon dont
cette répartition est intégrée dans la mesure des performances des centres.
La relation
entre le directeur et les managers des centres de responsabilité, comme toute
relation supérieur – subordonné, peut être considérée comme une relation
principal – agent. Le directeur confie aux managers des centres l’exécution de
certaines missions, en leur déléguant un certain pouvoir de décision et en leur
mettant à disposition les ressources nécessaires. Les intérêts des deux parties
sont divergents et il y a une forte asymétrie d’information en faveur de
l’agent (donc du responsable du centre).
Cette
relation engendre pour les deux parties des coûts d’agence : dépenses de
surveillance et d’incitation (engagées par le principal), coûts d’obligation
(supportés par l’agent) et perte résiduelle.
Dans un
modèle de ce type, l’objectif de la répartition des charges est de permettre au
principal de diriger les choix de l’agent et de profiter de la meilleure
connaissance par l’agent de l’utilisation des ressources allouées (Magee 1988,
Wagenhofer 1996). Les choix de l’agent concernent d’une part ses efforts pour
accomplir ses missions et d’autre part la consommation des ressources fournies
par le principal.
Une répartition
efficiente des charges doit tenir compte de trois facteurs :
– la volonté, exprimée par le principal, d’une utilisation
efficiente des ressources allouées à l’agent,
– le partage du risque entre le principal et l’agent et finalement
– les décisions que l’agent prend (hormis l’utilisation des
ressources), c’est-à-dire les efforts qu’il fait pour optimiser son activité.
Dans les
situations où il y a un risque de collusion entre agents dans le but d’influencer
des coûts apparemment incontrôlables, il est dans l’intérêt du principal de
répartir ces coûts aux agents (Suh 1987, Rajan 1992). Selon Baiman et Noel
(1985) et Suh (1988), cette répartition de coûts incontrôlables par l’agent
pourrait fournir une approximation (proxy) des effets de certaines de ses actions inobservables
pour le principal.
Baiman et
Noel (1985) démontrent à l’aide de la théorie de l’agence appliquée sur
plusieurs périodes qu’il est avantageux pour l’entreprise de répartir les charges
fixes indirectes aux centres de responsabilité afin de mesurer les performances
de ceux-ci. L’allocation des charges fixes indirectes est justifiée seulement
sur un horizon long de temps, pour des décisions concernant l’acquisition
(investissement) et l’utilisation des ressources communes (Balakrishnan, DeJong
1993, Whang 1989). Balachandran et alii (1987) essaient de trouver une
procédure de répartition des charges fixes et variables qui assure l’efficience
sur le court terme (décisions concernant l’utilisation de ressources communes)
et le long terme (décisions liées aux investissements).
La
discussion de Zimmerman (1979) autour de la répartition dans un modèle d’agence
est plus complexe. Ainsi, une partie des frais généraux du principal (niveau
hiérarchique supérieur) peut être répartie au niveau de l’agent (centre de
responsabilité) ; cette somme fonctionne comme une taxe imposée par le
principal. Cette taxe aura comme effet de réduire les profits maximum du centre
mais aussi le niveau maximum d’avantages que l’agent peut obtenir en détournant
une partie des ressources. Pour aller plus loin, la répartition des charges
indirectes réduirait la tendance des managers des centres à introduire du slack
lors de l’élaboration des budgets.
En outre, la
répartition des charges peut réduire les coûts d’agence associés avec
l’obtention d’avantages en déterminant le subordonné de monitoriser son
supérieur. En allouant au subordonné une partie des dépenses de son supérieur,
le subordonné sera tenté de surveiller ces dépenses, du moment où elle
affectent son bien-être personnel (le subordonné agira indirectement comme
agent du principal de son supérieur).
Généralement,
dans un contexte d’agence, la répartition des charges aide le principal à mieux
maîtriser les efforts fournis par l’agent, à contrecarrer les effets de
l’asymétrie de l’information et somme toute à réduire les coûts d’agence.
2.3. Une
répartition « politique » des charges
Pour comprendre la répartition des charges indirectes,
certains auteurs (Merchant, Shields 1993, Hiromoto 1988, 1993) adoptent un
point de vue plutôt socio-psychologique et politique, en étudiant les
comportements, les rapports de force, les motivations et les interactions des
acteurs. Ces études partent de l’idée, déjà citée, que ce qui importe vraiment,
c’est de motiver les employés et de les déterminer à adopter les buts de
l’organisation ; parfois dans ces cas la précision des coûts n’est pas dans
l’intérêt de l’entreprise.
Selon
Zimmerman (2003), la répartition des charges peut encourager ou non la
coopération entre les centres de responsabilité. En effet, les centres seront
motivés à coopérer si les coûts alloués à un centre dépendent des performances
opérationnelles d’autres centres. De plus, un tel système d’allocation peut
réduire le risque supporté par les managers, car ce risque sera partagé avec
les autres managers.
La
procédure de répartition peut influencer la manière dont les centres de
responsabilité utilisent les services d’un département de support (Horngren et
alii 2005). Si les coûts de ce département ne sont pas répartis aux centres
bénéficiaires (ou si la répartition se fait forfaitairement), ces centres
auront tendance à utiliser de manière extensive les services fournis. Dans le
cas contraire, si la répartition se fait en fonction de l’utilisation
effective, les centres tenteront de faire un usage plus parcimonieux des
services en question. L’étude du cas Bellcore par Kovac et Troy (1989) montre
comment de mauvaises procédures de répartition des charges indirectes peuvent conduire
à une situation extrême : l’abandon de l’utilisation des services
partagés. Dans cette perspective, le processus de répartition des charges se
rapproche beaucoup du fonctionnement des prix de cession interne.
Les
réflexions de Hiromoto (1988, 1993) ont comme point de départ les traits distinctifs
du contrôle de gestion japonais. Les entreprises japonaises ne laissent pas les
procédures comptables et fiscales influencer la manière dont elles mesurent et
contrôlent leur activité, la liaison entre les méthodes de gestion comptable et
les objectifs de l’entreprise est plus directe. Le but du système de contrôle
de gestion est plutôt de motiver les salariés que de fournir des informations
précises au management. La comptabilité de gestion doit influencer les
comportements des hommes et favoriser le management orienté vers le marché,
dans une approche dynamique et centrée sur le travail en équipe.
Les données
issues de la comptabilité de gestion ne représentent plus le support exclusif
de la prise de décisions et deviennent plutôt une base de débat au sein de
l’entreprise (Yoshikawa 1994).
Traditionnellement,
dans une approche normative, on considère qu’il doit exister une relation
logique et causale entre le poids réel des frais généraux et leur répartition
par produit ; tout système de calcul de coûts doit saisir aussi
précisément que possible la réalité des coûts. Mais parfois il est plus
important d’avoir un système de répartition des frais généraux qui pousse les
salariés à travailler en harmonie avec les objectifs à long terme que de
connaître les coûts exacts des produits.
Hiromoto
est rejoint dans ses conclusions sur la répartition des charges par Merchant et
Shields (1993), qui signalent que parfois les managers induisent délibérément
des biais dans les coûts pour orienter les comportements. Ils constatent, à
partir de quelques études de cas (dont certains japonais), l’existence de trois
types de biais.
1.
La surévaluation des coûts peut avoir des effets positifs dans les
entreprises confrontées avec une concurrence par les prix, car elle leur permet
de conserver des marges. Les services commerciaux ont tendance à s’engager dans
des guerres de prix et l’erreur présente dans le coût remplit dans ce cas la
fonction de « coussin de sécurité ». De plus, on constate que même si
les responsables sont conscients des erreurs introduites dans les coûts, ils
agissent comme si ces coûts étaient corrects (au fond, c’est la psychologie des
individus qui avancent leur montre de quelques minutes pour ne pas être en
retard).
2.
Au contraire, certains managers sous-évaluent le coût des produits
(coûts standard ou coûts réels). Cette pratique peut prendre la forme des coûts
cible japonais – les objectifs de coûts utilisés ont principalement un rôle de
motivation et sont impossible à atteindre si les conditions de l’exploitation
restent inchangées. Il arrive aussi de sous-évaluer les coûts de certains
produits ou services pour encourager leur consommation à l’intérieur de
l’entreprise.
3.
Le troisième cas est celui des biais introduits sans que l’on connaisse
le sens dans lequel ils agiront. C’est par exemple la situation des entreprises
qui utilisent des inducteurs de coûts attachés aux domaines critiques, sur
lesquels doivent se concentrer les efforts d’amélioration. Dans les entreprises
japonaises, la répartition des frais généraux sur la base du temps de travail
ne correspond pas à la réalité des processus, mais elle représente une
incitation pour réduire le poids de la main d’œuvre et accélérer
l’automatisation. De même, la répartition des frais généraux en fonction du
nombre et du type des composants pousse à réduire la complexité des produits et
à utiliser des composants standard.
En général
les systèmes de coûts biaisés doivent être utilisés, le cas échéant, seulement
pour soutenir une stratégie déjà formulée et non pas comme base pour développer
une nouvelle stratégie.
Wagenhofer
(1996) formalise à l’aide la théorie de l’agence l’allocation volontairement
déformée des charges indirectes dans le but de mieux motiver les managers. Il
détermine les conditions générales pour qu’une telle approche donne de bons
résultats et détaille les cas de sous-évaluation et surévaluation des coûts. Sa
conclusion est que dans certaines situations un système de calcul qui produit
des coûts systématiquement faussés est préférable à un système précis de
calcul. Il y a pourtant une grande différence entre le point de vue adopté par
Wagenhofer (1996) et l’approche socio-psychologique et politique de Merchant et
Shields (1993), Hiromoto (1988, 1991) etc. Wagenhofer reste dans le cadre
d’analyse néoclassique de la théorie de l’agence, dominé par la rationalité et
la maximisation, tandis que les tenants de l’approche socio-psychologique
reconnaissent les contraintes cognitives et comportementales auxquelles sont
sujets les acteurs.
2.4. Conditions
d’une approche comportementale efficace
L’efficacité
de l’approche comportementale de la répartition des charges suppose que trois
conditions soient remplies (Bouquin 1997, 2004) :
Premièrement,
les responsables des entités auxquelles les charges sont réparties doivent
avoir intérêt à réduire leurs coûts ; le moyen le plus simple est
d’introduire ces charges dans la mesure des performances des centres et dans
l’évaluation des actions des managers. Les performances doivent être jugées avec
précaution, car dans certains cas la réduction des coûts, même si elle conduit
à une amélioration à court terme de la situation, peut compromettre les
performances à long terme de l’entreprise.
Quelquefois,
s’il existe une forte solidarité entre les départements commerciaux et les
départements de support, les coûts répartis peuvent être un signal qui incite
les responsables à prendre des décisions pour améliorer leur activité, même si
ces coûts n’entrent pas dans l’évaluation de leurs résultats personnels. Cette
idée sera développée dans la troisième partie de notre communication.
Deuxièmement,
les responsables doivent avoir le moyen d’influencer le processus d’imputation
(notamment d’agir pour que moins de charges leur soient imputés) ; la clé
de répartition devrait se fonder sur un élément que le manager concerné peut
maîtriser. C’est un retour au principe de contrôlabilité, appliqué cette fois
sous une forme indirecte. Cette règle s’applique seulement dans la situation, la
plus fréquente, où le but visé est la réduction des coûts associés à la clé de
répartition. Pour reprendre l’un des exemples donnés par Hiromoto (1988), les
entreprises japonaises répartissent les charges indirectes sur la base de la
main d’œuvre directe afin de réduire le poids de ce facteur.
Il arrive
néanmoins que la répartition des charges soit conçue comme une contrainte
générale imposée sur les centres de responsabilité, comme une sorte d’impôt qui
limite le détournement et la surconsommation des ressources communes
(Zimmermann 1979).
Troisièmement,
le résultat de l’action des responsables doit être une diminution des coûts de
l’entreprise et non pas un report sur d’autres entités. C’est l’un des dangers
connus de l’organisation en centres de responsabilité : il arrive que les
décisions prises par les managers afin d’améliorer l’activité de leurs centres
se répercutent sur les autres centres.
Les
relations entre les centres de responsabilité représentent un aspect important
de la gestion de l’entreprise, car elle doit trouver l’équilibre entre une
coopération créatrice de synergies et une émulation indispensable pour
l’innovation et le progrès. Plus fondamentalement, il s’agit du dilemme ancien
entre différenciation et intégration (Lawrence, Lorsch 1967). La répartition
des charges peut stimuler la coopération entre les centres de responsabilité (Zimmermann
2003).
Pour
synthétiser, l’approche comportementale sur la répartition part de l’idée que
les charges réparties inciteront les responsables à agir pour améliorer
l’efficience de l’activité de leurs centres, amélioration qui se diffusera au
niveau global de l’entreprise.
De toute
manière, dans une perspective comportementale, quel que soit l’impact de la
répartition sur l’activité de l’entreprise, il faut la mettre en relation avec le
principe de contrôlabilité ; il est évident qu’inclure les charges
réparties dans la mesure des performances contredit ce principe.
2.5. La répartition
des charges, dérogation au principe de contrôlabilité
Traditionnellement,
dans le contrôle de gestion, l’orientation des comportements à l’aide des coûts
est associée au principe de contrôlabilité : au cadre d’une organisation
décentralisée, les managers ne doivent être évalués que sur la base d’éléments
qu’ils contrôlent. Aussi, faudrait-il répartir aux centres de responsabilité
seulement les charges sur lesquelles ceux-ci peuvent agir, directement ou
indirectement.
La
contrôlabilité doit être considérée dans un sens large (celui
d’influençabilité), car les managers des centres sont tenus pour responsables
des éléments qu’ils peuvent seulement influencer, et pas nécessairement
contrôler complètement (Dearden 1987). Les éléments sur lesquels les managers
ont un contrôle complet sont par ailleurs peu nombreux.
L’application
de ce principe permettrait d’éviter la démotivation des salariés, de réduire
les coûts salariaux et de mesurer les performances de manière fiable (Giraud et
alii 2004). Les managers y sont favorables, car en contrôlant les évènements,
ils peuvent réduire les dangers qui les menacent (Choudhury 1986).
Le principe
de contrôlabilité peut être mis en œuvre au cours de deux étapes différentes du
processus de contrôle de gestion (Giraud et alii 2004). Premièrement, lors de
l’établissement des budgets, les objectifs seront fixés en tenant compte
seulement des éléments contrôlables par les managers. Deuxièmement, au moment
de la mesure des performances, on peut neutraliser l’impact des facteurs
incontrôlables.
Le but
général du principe de contrôlabilité est d’assurer une évaluation juste des
performances, ou plutôt une évaluation qui apparaîtra juste aux managers qui en
sont sujets. Le lien unanimement perçu (par les professionnels et les
chercheurs) entre le principe de contrôlabilité et les notions d’équité et de
justice rend ce principe difficilement contestable.
Cependant,
de nombreux travaux, basés notamment sur la théorie de l’agence, ont montré que
l’application du principe de la contrôlabilité n’est pas toujours dans
l’intérêt de l’entreprise et qu’il est plus pertinent d’inclure dans les outils
de mesure des performances des éléments incontrôlables ; en pratique l’utilisation
de ce principe est loin d’être systématique (Giraud et alii 2004).
Tenir les
managers pour responsables des résultats de l’entreprise, qu’ils puissent ou non
les contrôler, a pour effet de les motiver et de stimuler leur créativité dans
la résolution des problèmes qui surgissent. Une application trop stricte du
principe de contrôlabilité découragerait donc les innovations (Atkinson et alii
1997). L’incorporation du principe de contrôlabilité dans les systèmes de
contrôle de gestion produit parfois des dysfonctionnements, dus notamment à
l’impossibilité d’identifier les éléments contrôlables, à une focalisation
excessive sur la responsabilité individuelle et à une méconnaissance des
aspects informels de la structure organisationnelle et du caractère dynamique
de cette même structure (McNally 1980). Selon Suh (1987), le principe de
contrôlabilité ne peut être strictement mis en place là où il y a le risque de
collusion entre acteurs ; dans ces conditions il serait préférable
d’allouer aux centres de responsabilité des coûts que ces centres ne peuvent
contrôler.
Afin
d’assurer le bon fonctionnement de l’organisation, il est indispensable que les
managers restent attentifs aux éléments incontrôlables, mais ils doivent
néanmoins avoir conscience que ces éléments dépendent de facteurs externes.
Ainsi, les managers pourront mieux mesurer leur propre efficacité, même s’ils
percevront leur champ de contrôle comme diminué (Choudhury 1986).
Donc transgresser
le principe de contrôlabilité résoudrait les problèmes d’asymétrie
d’information et de coordination entre acteurs et permettrait d’éviter la
surconsommation des ressources (Giraud et alii 2004). Nous montrerons ici comment
dans certaines situations la motivation des responsables des centres peut se
faire par d’autres mécanismes que le principe de contrôlabilité.
Cette
discussion autour de la contrôlabilité managériale clôt la deuxième partie de
notre communication, dédiée à une revue de littérature. Dans ce qui suit, les
principales conclusions de la recherche positive sur la répartition des charges
indirectes, ainsi que les idées liées à la contrôlabilité seront mobilisées
dans l’analyse d’un cas réel d’entreprise.
3.
La répartition des
charges indirectes : le cas XYZ
3.1. Méthodologie
de recherche
Le but de
cette communication est d’interpréter et finalement donner du sens à la
répartition des charges, en mettant au centre de l’analyse les motivations et
les comportements des acteurs organisationnels. Le design de recherche
qualitatif que nous avons adopté nous semble le plus approprié pour notre
démarche. Contrairement au courant principal de recherche sur les systèmes de
calcul des coûts, notre démarche n’est pas prescriptive, mais positive :
au lieu de proposer des solutions idéales de répartition, nous essayons de
comprendre et expliquer les pratiques.
Cette
recherche prend la forme d’une étude de cas longitudinale basée sur plusieurs
entretiens en profondeur effectués successivement entre 2003 et 2005 avec
divers responsables de la filiale roumaine du groupe XYZ, un laboratoire
pharmaceutique international.
Nous avons
procédé à des entretiens non-directifs ou semi-directifs, basés sur des guides
d’entretien. Ils ont duré entre 60 et 180 minutes.
Pour
compléter les informations, notamment en ce qui concerne la situation générale
du secteur pharmaceutique en Roumanie, nous avons interrogé des médecins et
pharmaciens en exercice (entretiens non-directifs). La durée de ces entretiens
a été d’environ 45 minutes.
Le plan des
entretiens a été le suivant :
– année 2003 – entretiens non-directifs avec les deux contrôleurs
de gestion, le chef comptable, le directeur financier et deux managers
commerciaux
– année 2004 – entretien semi-directif avec le directeur financier
– année 2005 – entretien semi-directif avec l’un des contrôleurs
de gestion et un manager commercial ; entretiens non-directifs avec deux
médecins employés dans des hôpitaux et un pharmacien
Nous avons eu également accès à des documents internes de l’entreprise
concernant les procédures en vigueur, les instruments du contrôle de gestion et
les outils de reporting externe.
Dans une perspective interprétative,
la compréhension des phénomènes par le chercheur est inévitablement fragmentaire
et biaisée. C’est pourquoi nous avons présenté la plupart des résultats de
cette recherche aux personnes concernées, qui ont confirmé nos propos. En
outre, il nous a paru indispensable de placer le phénomène étudié dans son
contexte, afin de mieux rendre toute sa richesse et complexité.
Le domaine d’activité de l’entité considérée est l’importation et la
distribution des produits pharmaceutiques. Il s’agit de produits éthiques
(vendus seulement sur ordonnance), mais aussi de produits OTC (vendus librement
en pharmacie). XYZ occupe l’une des premières places sur le marché roumain en
termes de chiffre d’affaires. Le portefeuille des produits commercialisés est
très varié, la plupart des aires thérapeutiques y étant représentées. Une
partie de ces produits sont encore protégés par des brevets, mais d’autres sont
déjà tombés dans le domaine public. XYZ commercialise également des génériques.
Les fournisseurs de la filiale (à une ou deux exceptions près) sont des
fabriques faisant partie du groupe. Les prix d’achat des produits sont donc des
prix de cession interne, établis au niveau du siège central, sur lesquels la
filiale n’a aucun contrôle.
Le secteur des produits pharmaceutiques présente certaines caractéristiques
distinctives, qui ont un impact considérable sur les systèmes de contrôle de
gestion. En outre, c’est un secteur qui traverse depuis une dizaine d’années
des mutations importantes.
3.2. L’industrie
pharmaceutique, un secteur en évolution
L’industrie
du médicament est dominée par le progrès technique ; son évolution est
liée à trois aspects principaux : recherche et développement, économies
d’échelle et internationalisation (Majnoni d’Intignano 2001).
L’innovation
est un élément capital, qui a un effet direct sur la valeur patrimoniale d’une
firme et sur son potentiel de croissance. La capacité d’innovation d’un
laboratoire se reflète dans les produits inscrits dans son capital de brevets
et dans son portefeuille de recherches en cours de développement (appelé pipeline).
De nos
jours, la découverte et le lancement de molécules innovantes se raréfie et
coûte de plus en plus cher. Pour Majnoni d’Intignano (2001) et Pignarre (2003),
il s’agirait même d’un « effet de ciseaux », dû d’une part à l’augmentation
des coûts de recherche et développement et d’autre part à la baisse des revenus
dégagés par les nouvelles découvertes.
La place
d’un laboratoire dépend de la découverte de produits phare (blockbusters)
ou des opérations de croissance externe par fusion-acquisition. Ces opérations se
sont multipliées à partir des années 1990 ; nous pouvons en citer les plus
récentes – fusion en 1999 entre Astra et Zeneca, fusion en 2000 entre Glaxo
Wellcome et SmithKline Beecham, en 2003 achat de Pharmacia par Pfizer, OPA
réussie de Sanofi sur Aventis en 2004 etc (Pajwani 2004). L’intégration
horizontale permet de rationaliser et de partager les risques, ainsi que les
frais fixes de recherche et développement et de commercialisation.
Cela permet
surtout aux laboratoires d’affronter la principale menace, l’arrivée dans le domaine
public de leurs produits. Les médicaments sont protégés par des brevets
seulement pendant un certain nombre d’années (en fonction de la législation) ;
ensuite, leur composition devient publique et peut être fabriquée par d’autres
producteurs, sous forme de médicaments génériques. Ces nouveaux producteurs ne
doivent pas reprendre le processus coûteux qui précède la mise sur le marché
d’un médicament (recherche, études cliniques etc) ; des études
d’équivalence suffisent. Les grands laboratoires luttent contre cette menace
par différents moyens, plus ou moins discutables.
Globalement,
l’industrie pharmaceutique reste très riche, le niveau de bénéfice (marge
rapportée au capital) de cette industrie figure parmi les plus élevés, si bien
que leur capitalisation boursière est très dynamique depuis 40 ans et peu
sensible aux récessions et aux krachs boursiers (Majnoni d’Intignano 2001).
Le marché
est scindé en trois catégories de produits, pour lesquelles la situation des
producteurs, des médecins et des malades est différente, ainsi que les
mécanismes de la concurrence (Majnoni d’Intignano 2001) :
– les produits innovants ; ils sont protégés par un brevet et
représentent 8 à 15% du marché selon les pays
– les produits courants ; leur efficacité est démontrée, ils
sont remboursés, mais ont des concurrents, en particulier génériques.
– un groupe hétérogène ; il comprend les produits non
remboursés, d’automédication (OTC), prescrits ou non, dont la demande augmente
fortement
Dans un environnement hostile, les laboratoires
pharmaceutiques ont la tendance de passer d’une logique d’innovation à une
logique marketing – déclinaison des produits existants, campagnes de
communication destinées au grand public (par exemple Sanofi-Aventis sur le diabète ou GlaxoSmithKline
sur les maladies respiratoires), partenariats institutionnels, développement
des relations publiques etc. Cette mutation influence considérablement le control
mix (Dambrin et alii 2005) : la culture de management s’oriente vers
la rentabilité, la répartition du pouvoir consolide la position de la force de
vente et les principes de responsabilité se rapprochent de la grande
consommation.
En Roumanie, le marché des produits pharmaceutiques est en forte
croissance depuis quelques années, mais la concurrence devient de plus en plus
rude. Les problèmes de financement, dus notamment à l’insuffisance des fonds
budgétaires publics, ont conduit à des crises de liquidité importantes dans le
secteur (proches de la cessation de paiement), dont la dernière date de 2004.
Le marché reste peu liquide (recouvrement très lent des créances dans le
système), mais sûr, car le débiteur final est la Caisse nationale de
l’assurance maladie, donc l’Etat.
Le marché des médicaments, en Roumanie comme partout dans le monde,
est fortement réglementé. Le prix final de vente pour les médicaments éthiques
(vendus seulement sur ordonnance) est fixé par les autorités publiques, de même
que les marges. Les prix de transfert dans le circuit de distribution
(laboratoire -> distributeur -> pharmacie) sont déterminés à partir de ce
prix final en déduisant les marges successives. Dans le cas des médicaments
OTC, les prix de vente finaux sont établis par les pharmacies, l’Etat impose
seulement le taux des marges.
Le système de remboursement
conduit à une forte pression exercée par les médicaments génériques : le
prix de référence pour les médicaments remboursés est celui de l’équivalent
générique le moins cher.
Une particularité intéressante
concerne le marché du travail. En Roumanie, la quasi-totalité des employés commerciaux
des laboratoires pharmaceutiques (visiteurs médicaux, chefs de produit,
managers commerciaux) sont diplômés des facultés de médecine – bac+6 (ou de
pharmacie – bac+4, mais dans une moindre mesure). La raison est double :
– d’une part, devenir représentant commercial peut être une
perspective intéressante pour des diplômés de médecine n’ayant pas réussi à
intégrer la profession médicale (à cause surtout du processus sévère de
sélection)
– d’autre part, les médecins (prescripteurs et donc « clients »)
requièrent comme interlocuteur un autre médecin ou un pharmacien ; les
laboratoires se sont heurtés à cette exigence et ont adapté leur politique de
recrutement en conséquence.
Cette situation mène, plus que
dans le cas d’autres secteurs, à la formation d’un corps de commerciaux très
homogène et solidaire, avec une forte tendance à l’auto reproduction (les
recrutements se font dans la communauté médicale et les managers tâchent de
trouver des gens qui leur ressemblent).
Sans avancer sur la voie des spéculations, il faut remarquer qu’en
raison de leur formation, les commerciaux auront une vision particulière sur
les relations au travail (surtout les rapports avec les départements de
support), sur le fonctionnement de l’entreprise et sur la notion de
responsabilité. En effet, de point de vue sociologique, la profession médicale
présente des particularités intéressantes, qui apparaissent dès l’étape de
formation (études médicales) et dont l’application au contexte de l’entreprise
pourrait apporter un éclairage intéressant : diffusion aux novices de
compétences, mais aussi d’attitudes et de valeurs, formation à l’incertitude,
autonomie professionnelle, double organisation – formelle et informelle (réseau
de confrères) (Carricaburu, Ménoret 2004).
Par ailleurs, il faut signaler qu’en général, au sein des laboratoires
pharmaceutiques, la fonction commerciale (force de vente et marketing)
bénéficie d’un pouvoir très important (pouvoir
de négociation, influence, avantages matériels) et d’une grande
légitimité, surtout en comparaison avec les fonctions de support (Dambrin et
alii, 2005). Le grand prestige dont jouissent les commerciaux par rapport aux
autres membres de l’organisation est peut-être un reflet des rapports
entretenus par les médecins avec les profanes. Sans doute, en Roumanie, en
raison de la structure particulière du personnel commercial, ce rapport de
forces est-il encore plus accentué.
3.3. Instabilité
interne et situation de crise
Confrontée à cet environnement difficile et
dynamique, la filiale roumaine de XYZ dispose d’atouts indiscutables :
compétence des équipes de marketing, présence dans la plupart des aires
thérapeutiques, portefeuille de produits innovants, efficaces et reconnus, soutien
financier de la part du siège. Dans un premier temps, elle semblait bien
exploiter ses avantages, son chiffre d’affaires était en continuelle hausse et
sa position sur le marché s’améliorait. Mais à partir des années 2003-2004,
l’entreprise commence à connaître d’importantes difficultés.
La filiale dispose d’une
grande liberté d’organisation et de gestion, liberté dont elle a profité
pleinement en modifiant plusieurs fois la structure des centres de
responsabilité et le système de reporting interne. Ainsi, entre 2002 et 2005,
l’organisation des départements a changé radicalement à deux reprises,
changements consistant dans le transfert de produits d’un département commercial
à l’autre, la disparition de certains départements et la création d’autres,
avec les mouvements de personnel qui en découlaient. Nous pouvons nous poser
des questions sur les véritables raisons de ces bouleversements, surtout qu’à
chaque fois les effets négatifs ont été notables. En effet, cette forte
instabilité interne a conduit à la disparition des bases historiques de
comparaison, à l’apparition de conflits entre les acteurs et en général à des bouleversements
déterminés par la nécessité de s’adapter au changement.
En 2004, lorsqu’une crise
sérieuse a éclaté, il est devenu évident que les changements successifs
cachaient de profonds dysfonctionnements structurels : croissance mal
maîtrisée, gestion interne défectueuse, manque de réactivité etc, qui se sont
traduits par une détérioration des parts de marché relatives et des marges3.
Le potentiel de croissance existe encore, le marché des produits
pharmaceutiques est en expansion, mais le taux de croissance du chiffre
d’affaires de l’entreprise est en dessous du taux de croissance du marché.
La croissance rapide du
chiffre d’affaires pendant la période 2000-2003 (donc avant que les difficultés
ne se manifestent) s’est traduite naturellement par une augmentation du besoin
en fonds de roulement. Sur un marché déjà peu liquide, cette augmentation a
vite conduit à une trésorerie négative, que le siège a couvert en transférant
des fonds. De plus, l’entreprise a essayé de continuer son expansion en se
diversifiant ; elle a investi ainsi dans des secteurs proches de son
métier, mais à faible rentabilité, ce qui a encore accentué les problèmes de
liquidité.
Sur le plan de l’exploitation,
les ressources dégagées par la croissance du chiffre d’affaires ont été
dépensées d’une manière peu judicieuse, en frais de déplacement, primes
surévaluées, avantages en nature etc. Les domaines clé qui conditionnent la pérennité
de l’entreprise ont été négligés (développement de la fonction commerciale, amélioration
de l’image des produits, conclusion de contrats fermes avec des partenaires
fiables etc).
Par rapport à l’évolution
générale du marché, l’entreprise a perdu certaines opportunités de
développement ; elle a manqué par exemple d’importants contrats de
commercialisation au bénéfice de ses concurrents et ne s’est pas engagée dans
des aires thérapeutiques porteuses.
Tous ces dysfonctionnements
ont mené à une détérioration progressive de la position concurrentielle, à une
croissance insuffisante du chiffre d’affaires et à des difficultés de
trésorerie.
La réponse de l’entreprise est
de mettre en place un programme de réduction des coûts et de céder
progressivement les activités connexes, en se recentrant sur son métier de base
(promotion et vente de médicaments).
La situation de crise est bien
réelle est elle est perçue comme telle à l’intérieur de l’entreprise. Cela est
essentiel, car les acteurs organisationnels se construisent une image
intersubjective de l’environnement ; par leurs actions ils réagissent à
cette image de l’environnement, et non pas à l’environnement objectif. Il y a
un véritable état de malaise parmi les employés, qui se sentent tous concernés
par les difficultés de leur entreprise.
La crise a eu des effets
visibles sur le système de contrôle de gestion. En général il s’agit d’un contrôle
plus strict des coûts ; une attention particulière est accordée aux marges
et aux produits à marge négative et à la répartition généralisée des charges.
Pourtant les caractéristiques principales du système de contrôle de gestion,
son organisation, les outils, le partage des responsabilités et la structure
des charges sont restés les mêmes.
La mesure des performances
commence à se baser davantage sur les chiffres comptables. Dans cette
situation, l’utilisation prioritaire des informations issues de la comptabilité
est un moyen de lutter contre la complexité, l’incertitude et l’hostilité de
l’environnement ; c’est par ailleurs ce que montrent les recherches de
type contingent (Chapman 1997). En outre, les dirigeants évoluent vers un style
de management sous contrainte du budget (budget constrained) : il y
a une exigence croissante quant au respect des budgets.
3.4. Le système de
contrôle de gestion
La filiale jouit d’une grande autonomie,
tant sur le plan stratégique que sur le plan de la gestion. Le siège exerce le
contrôle notamment par le biais des budgets et des prévisions annuelles (qu’il
doit approuver systématiquement), ainsi que par le système de reporting externe
centralisé. Les contraintes les plus importantes imposées par le siège
concernent le chiffre d’affaires à réaliser par la filiale. De plus, il arrive
qu’il donne des directives concernant certaines orientations stratégiques,
comme par exemple les aires thérapeutiques prioritaires. Il existe des tensions
entre le management central du groupe et le management interne et une forte tendance
au slack de la part de ce dernier.
En raison de la nature particulière de l’entreprise considérée, il
existe une forte dichotomie du contrôle. Il y a d’une part le reporting fortement
ritualisé vers la maison mère, standardisé et formalisé au niveau du groupe,
dont les règles sont stables dans le temps. D’autre part il y a le système de
contrôle de gestion, très flexible, développé en interne, sous la
responsabilité des dirigeants locaux en fonction de leurs propres besoins.
L’entreprise est organisée (classiquement) en centres de
responsabilité : centres de coûts discrétionnaires et centres de profit.
Ainsi, les départements de support (financier, ressources humaines,
technologie de l’information etc) sont des centres de coûts discrétionnaires et
sont dirigés chacun par un manager (responsable du centre). Le responsable
contrôle l’activité des centres, approuve et coordonne la consommation des
ressources et s’occupe de la mise en place des budgets.
Les départements directement productifs (business units) sont
des centres de profit constitués en fonction du canal de distribution qu’ils
utilisent en priorité. Il y a ainsi un centre pour les produits destinés aux
hôpitaux, un autre pour les médicaments vendus en pharmacie (pour traitement
ambulatoire), un troisième pour les produits OTC etc. Il est intéressant de
signaler la présence d’un business unit spécialement dédié aux produits
génériques. Les business units sont dirigés par des managers commerciaux
(business unit managers), qui coordonnent leurs activité.
Chaque
centre de profit gère indépendamment son propre portefeuille de produits. Au niveau
de chaque centre il y a un contrôle sur les revenus (par les quantités de
produits vendus et la politique de prix), le coût des produits (coût
d’acquisition ou de production, à travers les quantités vendues) et sur les
charges opérationnelles (charges d’exploitation liées directement à l’activité
du centre). Les business units sont chargés de :
– l’activité de marketing (par les managers de produits de chaque
business unit) – gestion des campagnes de promotion, création des matériels
publicitaires etc
– la promotion directe des produits par la force de vente (les
équipes de représentants médicaux).
Les business units bénéficient d’une grande indépendance. Ce sont leurs
responsables (managers commerciaux) qui prennent de façon autonome la plus grande
partie des décisions concernant les dépenses courantes, la politique de prix
(il s’agit des réductions à accorder) et la stratégie de marketing et
promotion.
La fonction de contrôle est centralisée au niveau de la filiale. La
même équipe est chargée du contrôle de gestion au niveau de chaque centre de
responsabilité et assure également le reporting externe.
La mesure des performances se fait à l’aide de tableaux de bords plus
ou moins élaborés, selon un schéma matriciel : on suit la rentabilité par
centre de responsabilité (centres de profit et centres de coût), mais aussi par
aire thérapeutique et produit. La fréquence des principaux tableaux de bord est
mensuelle.
Lieu d’exercice de la responsabilité
|
Performance mesurée
|
Outil
|
Comparatif
|
centres de coûts discrétionnaires
|
performance globale du centre
|
rapport contenant les
postes de charges
|
budgets et prévisions
|
centres de profit
|
performance globale du
centre
|
compte de résultats
(indicateurs principaux : chiffre d’affaires, marge brute, profit du
centre)
|
budgets et prévisions
|
rentabilité des aires
thérapeutiques et des produits
|
marge brute
charges de marketing
|
budgets et prévisions
|
Tableau
2 : Principaux outils de mesure des performances
chez XYZ
Les coûts occupent une place centrale dans le système de contrôle de gestion,
car ils sont employés pour évaluer la performance des centres de profit et de
coût, pour juger la performance globale de l’équipe de marketing et promotion,
mais aussi pour évaluer la rentabilité des produits et aires thérapeutiques.
L’analyse
du caractère direct des charges doit se faire par rapport à deux dimensions (qui
sont aussi, selon la terminologie traditionnelle, les principaux objets de
coût) – les centres de profit et les produits. Nous rappelons qu’une charge
directe par rapport à un objet de coût donné est une charge qui peut être
rattachée (d’une manière efficiente économiquement) à cet objet de coût.
Il y a
trois principales catégories de charges :
1.
charges directes par rapport aux centres de profit et par rapport aux produits.
Les charges de marketing sont les seules charges de ce type. Dès l’étape de
leur enregistrement en comptabilité, ces charges sont affectées à un centre de
profit et à l’intérieur de ce centre à un produit spécifique. Il s’agit des
charges liées aux matériels promotionnels, à l’organisation de conférences et
autres événements, des charges de publicité etc. Le poids de ces charges est
très important dans l’ensemble des charges de l’entité (30-40% du total des
charges opérationnelles).
2.
charges directes par rapport aux centres de profit mais indirectes par
rapport aux produits. Ce sont les charges de la force de vente et les charges
des chefs de produits : chaque centre de profit détient ses propres
équipes de représentants commerciaux et de chefs de produits, mais ces équipes
s’occupent de la promotion de plusieurs produits. Il ne s’agit pas de charges
liées à l’activité de marketing proprement dite (celles-ci font partie de la
première catégorie), mais notamment des dépenses de fonctionnement des centres
de profit – salaires, notes de frais, déplacements, formations etc.
3.
charges indirectes par rapport aux centres de profit et par rapport aux
produits. Ce sont les charges des centres de coûts discrétionnaires
(départements de support – ressources humaines, comptabilité, informatique
etc). Ces charges sont indirectes, car elles ne concernent ni des centres de
profit, ni des produits spécifiques ; leur rôle est de soutenir globalement
l’activité commerciale.
Il faut attirer l’attention
sur le fait que lors de la saisie en comptabilité, chaque charge est affectée à
un centre de responsabilité (soit centre de coût, soit centre de profit), donc
il n’y a pas de charges indirectes par rapport aux centres.
3.5. Mise en place
d’un processus de répartition des charges
La répartition généralisée des
charges indirectes est un élément clé du processus de redressement. Initialement
(jusqu’en 2004), il n’y avait pas de répartition des charges. La mesure des
performances des centres se faisait exclusivement en fonction des charges
affectées directement à ces centres, à l’aide de comptes de résultats
analytiques pour les centres de profits et de rapports de charges pour les
centres de coûts. L’analyse de la rentabilité du portefeuille de produits
prenait en considération seulement les charges des centres de profit. Les
indicateurs de base étaient formés exclusivement d’éléments directs par rapport
aux produits : marge brute et charges de marketing. Dans la gestion
interne, le principe de contrôlabilité était donc la règle. La répartition des
charges indirectes était pourtant pratiquée incidemment, notamment dans le
reporting externe.
A partir de
2004, l’entreprise commence à répartir les charges indirectes aux centres de
profit et ensuite aux produits et à utiliser ces charges réparties dans le système
de contrôle de gestion.
L’accumulation
des charges indirectes se fait à deux niveaux (centres de profit et produits).
Naturellement, le caractère direct des diverses catégories de charges doit être
discuté par rapport aux objets de coût considérés, comme nous l’avons déjà
montré.
Deux
systèmes différents de répartition ont été mis en place, en fonction de la
nature des charges à répartir et des objets de coût.
Ainsi, il
s’agit d’abord de la répartition des charges des départements de support aux
centres de profit (ces charges sont indirectes par rapport aux produits et par
rapport aux centres de profit, elles sont appelées overhead dans le
langage de l’entreprise). Les charges des départements de support sont
réparties globalement – on calcule la somme des overhead pour l’entreprise et cette somme est ensuite allouée aux
centres de profit en fonction du nombre de représentants commerciaux de chaque
centre.
Ensuite,
les charges accumulées au niveau des centres de profit sont réparties aux
produits gérés par les centres respectifs. Les charges de marketing sont
directement affectées aux produits. Les charges indirectes par rapport aux
produits (charges avec la force de vente, charges des chefs de produit et overhead
réparties) font l’objet d’un processus d’imputation.
Les clés
d’allocation sont décidées par les managers commerciaux (responsables des centres
de profit) avec l’approbation des managers de division ; cette
liberté permet aux managers commerciaux d’utiliser la clé de répartition comme
instrument pour gérer les indicateurs de rentabilité au niveau des produits. La
répartition se fait en principe en fonction du pourcentage des représentants et
des chefs de produits qui contribuent à la vente du produit en question. Donc
pour les charges de vente la répartition se fait en fonction du nombre de
représentants et pour les charges des chefs de produits, en fonction du nombre
de chefs de produits. Les charges des départements de support réparties aux
centres de profit sont imputées aux produits en fonction du nombre de
représentants afférents à chaque produit (même procédure de répartition que
pour les charges de vente).
Les clés de
répartition des charges indirectes aux produits (décidées par les managers
commerciaux) sont revues et modifiées, le cas échéant, seulement lors de
l’établissement des prévisions (forecast)
et des budgets. Cela rend sans doute les données plus facilement comparables,
car ces clés restent relativement stables. La répartition des charges a pour
but le calcul de marges, d’un profit net et de divers d’indicateurs de
profitabilité pour chaque produit ; toutes les charges (incorporables) de
l’entreprise finissent par être réparties aux produits.
Les mêmes
principes de répartition des charges sont appliqués lors de l’élaboration des
budgets et des prévisions (forecast).
Il est
important de constater que les charges réparties ne sont pas prises en considération
lors du calcul de la rémunération pour les managers des centres de profit ou de
la force de vente. Elles participent donc à la mesure des performances des
centres et non des responsables.
La
procédure de répartition des charges a été mise en place exclusivement au cadre
du système de contrôle de gestion. Les reporting externe est resté
inchangé : les seules charges réparties par produits (à part le coût des
ventes) sont les charges de marketing. Il est évident que les finalités sont
différentes : les outils du contrôle de gestion ont été conçus afin de
réduire les coûts et d’améliorer les marges, surtout dans cette situation de crise,
tandis que le reporting vise à saisir les performances globales de
l’entreprise.
3.6. Aspects
comportementaux de la répartition des charges
Le choix d’une méthode de répartition de charges n’est
pas neutre. Il sert à envoyer un certain message aux responsables (Anthony
1957).
C’est le cas aussi chez XYZ,
où la mise en place par les dirigeants de l’entreprise de la procédure de
répartition décrite ci-dessus envoie des signaux forts aux managers des centres
de responsabilité. Ainsi, par la répartition généralisée des charges aux
centres de profit, il devient évident que c’est premièrement au niveau de ces
centres que doit se réaliser l’amélioration des marges de l’entreprise (soit
par l’augmentation du chiffre d’affaires, soit par la baisse des coûts). Il y a
moins de pression sur les charges des départements de support.
La répartition aux centres de
profit se fait selon des clés « objectives » (à savoir l’effectif des
représentants et chefs de produits), qui restent relativement stables dans le
temps et que les responsables de ces centres peuvent difficilement influencer. Plus
loin, pour la répartition aux produits des charges accumulées au niveau de
chaque centre, ce sont les responsables qui ont une liberté totale de décision.
Ils peuvent évaluer le potentiel de leur portefeuille de produits et ajuster
les marges en conséquence.
Donc ce qui importe, ce sont
les performances au niveau des centres ; la gestion interne de chaque
centre (notamment en ce qui concerne le portefeuille de produits) incombe
entièrement aux responsables. A l’intérieur des business unit, la
gestion des produits est d’une grande importance, notamment dans la situation
de crise. Une attention particulière est accordée aux produits dont le profit
net (ou dans certains cas la marge brute) est négatif.
Il faut remarquer que la
répartition des charges ne signifie pas un transfert complet de responsabilité.
Les charges des départements de support, même si elles sont entièrement
réparties aux centres de profit, continuent à être gérées au niveau des départements
respectifs. Leur répartition représente seulement un moyen d’exercer une
pression sur les centres de profit afin d’améliorer leur efficience.
La répartition ne représente
pas une contrainte pour les managers commerciaux, mais seulement un signal dont
ils doivent tenir compte. Les charges réparties ne sont pas prises en compte
lors de l’évaluation de leurs performances personnelles, ni lors de
l’évaluation des représentants commerciaux, elles n’ont donc aucune incidence
sur le calcul des rémunérations.
Pour résumer la situation, la gestion des charges chez XYZ se fait parallèlement
à trois niveaux différents :
– centres de coût (départements de support)
– centres de profit (départements commerciaux)
– produits
Par conséquent, certaines
catégories de charges (les charges des départements de support) sont gérés
simultanément à ces trois niveaux sous la responsabilité respectivement des
managers des départements d’où elles proviennent, des managers des centres de
profit auxquels elles sont allouées et des chefs de produits qui sont
responsables de la rentabilité du portefeuille de produits.
La répartition des charges
indirectes intervient à chacun de ces niveaux pour influencer les comportements
des acteurs organisationnels. Ce phénomène peut être considéré sous trois
angles différents (mais en même temps complémentaires) :
1.
la répartition des charges indirectes consolide le pouvoir du principal
au cadre des relations d’agence
2.
elle représente aussi une incitation aux
économies, à travers un système de taxation interne mis en place par la
direction
3.
la répartition vise à créer le sentiment
d’une responsabilité commune au sein de l’entreprise et à renforcer la
solidarité entre départements (business units et départements de
support)
3.6.1.
La répartition des charges dans les relations d’agence
Souvent, la relation entre la
direction de l’entreprise et les managers commerciaux est analysée comme une
relation principal – agent. Dans ce contexte, la répartition des charges
devrait renforcer le contrôle du principal sur les efforts engagés par l’agent,
éliminer les effets de l’asymétrie d’information défavorable au principal et
finalement réduire les coûts d’agence (Zimmerman 1979, Wagenhofer 1996). Les
charges réparties représentent un instrument de pression qui devrait inciter
l’agent à actionner de façon à maximiser l’intérêt du principal. Elles jouent
donc approximativement le même rôle que les dépenses de surveillance et
d’incitation engagées par le principal, mais à un coût moindre.
Chez XYZ, pour redresser la
situation, la direction ressent sans doute le besoin de diriger les choix des
managers commerciaux, ce qui explique en partie l’introduction du processus de
répartition des charges. De plus, elle doit faire face à une asymétrie
d’information, car les managers bénéficient d’une meilleure connaissance de
l’activité de leurs centres et peuvent utiliser cette information au détriment
de la direction.
Cette explication part de la
prémisse (caractéristique pour la théorie de l’agence) de la divergence
d’intérêts entre le directeur et les managers des centres de responsabilité et
introduit des rapports de force très tendus entre les deux parties.
La réalité de l’entreprise,
surtout celle d’une entreprise en difficulté comme XYZ, est pourtant loin de ce
modèle basé sur une rationalité froide et la maximisation de l’utilité
individuelle. Des relations d’agence existent certainement, mais elles ne
rendent pas compte de la complexité et de la diversité de la réalité : la
direction essaie de contrôler les managers, mais en même temps, les managers
eux-mêmes sont conscients qu’ils doivent changer leurs comportements afin de dépasser
la crise. Les intérêts des managers et de la direction sont partiellement
convergents.
Pour comprendre le processus
de répartition des charges nous devons donc appréhender la variété et
l’importance des enjeux qui le sous-tendent, en allant au-delà du modèle
simplificateur de l’agence.
3.6.2.
La répartition des charges, système de taxation interne
Les charges réparties au
niveau des centres de profit fonctionnent comme une taxe établie par la
direction générale de l’entreprise pour éviter la surconsommation et le
détournement de ressources par les centres de profit (cf. Zimmerman 1979).
Cette interprétation s’appuie
sur les particularités du processus de répartition chez XYZ. Ainsi, la clé de
répartition (l’effectif de la force de vente) fonctionne comme un taux
d’imposition. La clé est établie par la direction générale, sans aucune
participation des managers commerciaux. De plus, c’est une clé « objective »,
et par conséquent les charges réparties à chaque centre seront proportionnelles
au volume de son activité. En principe les managers pourraient exercer une
influence sur la clé de répartition, en réduisant l’effectif de leur force de
vente, mais cela n’arrivera en réalité jamais, car le chiffre d’affaires dépend
directement du nombre de représentants commerciaux et de la manière dont ils
couvrent le territoire (c’est un facteur primordial de succès dans le secteur).
La vision de la répartition
comme taxe est renforcée symboliquement à la fois par la procédure de calcul et
par le design du rapport final. La répartition se fait de façon automatique et
globale, sans qu’il y ait de distinction quant à la source des charges
réparties (fonctions de soutien d’où elles proviennent) ou à leur nature. En
outre, les charges réparties occupent une seule ligne (l’avant-dernière) dans les
comptes de résultat des centres de profit, au dessus d’une sorte de
« résultat net ».
Dans cette optique, la
répartition des charges est un mécanisme mis en place par la direction afin de
réduire les coûts. Les managers commerciaux savent qu’ils doivent supporter les
coûts répartis, sur lesquels ils n’ont pratiquement aucun contrôle, ce qui les
incitera à agir en revanche sur les éléments qu’ils peuvent contrôler :
augmenter la marge brute (augmentation des ventes ou réduction du coût des
ventes) ou réduire les charges opérationnelles. Le raisonnement final est
simple : la différence entre la marge brute et les charges propres
(directes) du centre de profit doit couvrir les charges réparties et dégager un
bénéfice.
Cette fonction des charges
réparties, de taxe imposée par la direction, se retrouve sous une forme
semblable dans les recherches empiriques : les entreprises déclarent que la
principale raison de la répartition est de rappeler aux managers commerciaux
que les coûts des fonctions de support existent et que leurs profits doivent
être suffisants pour couvrir ces coûts (Biddle, Steinberg 1985). Par ailleurs les
départements de support remplissent des fonctions indispensables, que les
départements commerciaux, s’ils avaient été indépendants, auraient dû accomplir
eux-mêmes ou externaliser (donc les charges réparties sont des charges que les
départements commerciaux auraient dû de toute façon supporter, sous une forme
ou sous une autre).
Cette interprétation, qui
reprend le point de vue de la direction, est très utile, mais elle n’explique
pas la réaction positive des acteurs organisationnels constatée chez XYZ.
3.6.3.
Responsabilité solidaire et réaction des acteurs concernés
Ce qui nous a étonné au premier abord est que la
répartition généralisée des charges était plutôt bien acceptée par les managers
commerciaux. Cela contraste avec le discours que tiennent habituellement
ceux-ci, notamment dans le secteur pharmaceutique, ou leur pouvoir est
particulièrement important : ils acceptent mal que les performances de
leurs centres soient jugées à partir d’éléments qu’ils ne peuvent contrôler et De
plus ils ont tendance à mésestimer la contribution des départements de support.
Nous pouvons d’abord analyser
la réaction positive des responsables commerciaux en nous référant au principe
de contrôlabilité, car c’est l’un des enjeux centraux d’une répartition
généralisée des charges.
Giraud et alii (2004)
expliquent de trois façons différentes l’acceptation par les managers des
dérogations au principe de contrôlabilité. Premièrement, ils montrent que les
managers sont disposés à assumer certains éléments qu’ils ne peuvent contrôler
(charges réparties, risques divers etc), en considérant que cela est une partie
fondamentale et inévitable de la fonction d’un manager. Il ne s’agirait pas
d’un désaccord avec le principe de contrôlabilité, mais plutôt d’une vision
large de la contrôlabilité managériale (le manager doit tâcher d’agir sur des
éléments qu’il n’a pas la possibilité d’influencer directement).
Deuxièmement, les managers
acceptent les atteintes au principe de contrôlabilité parce qu’elles leur
fournissent une excuse pour leurs mauvais résultats. En effet, ils peuvent
invoquer l’influence de facteurs indépendants, incontrôlables et
inidentifiables pour justifier leurs faibles performances. Avec cette
explication, nous retournons au contexte de l’agence, où l’agent tâche de
défendre ses propres intérêts face au principal.
La troisième explication se
réfère aux difficultés pratiques de mettre en place le principe de
contrôlabilité. Isoler les éléments contrôlables est parfois impossible, et les
managers reconnaissent cette impossibilité.
Chez XYZ nous pensons que la
disponibilité des managers d’assumer des éléments qu’ils ne contrôlent pas est
apparue en raison de la situation de crise que traverse l’entreprise. Cette
crise a renforcé la cohésion interne, notamment entre les départements de
support et les départements commerciaux et les managers sont devenus conscients
du but à atteindre (le redressement de l’entreprise) et prêts à partager la
responsabilité pour les charges indirectes réparties.
Sans doute, le premier
argument de Giraud et alii (2004), celui d’une « contrôlabilité
managériale élargie », serait-il applicable dans le cas de XYZ. Pourtant,
il ne s’agit pas d’un besoin d’affirmation des managers commerciaux, comme le
laissent entendre ces auteurs, mais plutôt d’une refonte des éléments contrôlables
et incontrôlables dans une masse commune, sous l’impulsion d’une solidarité
accrue entre les différents départements. Nous pourrions donc parler d’une
« contrôlabilité solidaire » et assumée.
La répartition des charges
agit aussi en sens inverse et renforce elle-même la cohésion interne. Ainsi,
une répartition, même arbitraire, peut promouvoir la compréhension réciproque
et l’accord sur la distribution des ressources entre des managers qui ont un
intérêt commun. Dans le cas de XYZ, l’intérêt commun est évident (il s’agit du
redressement de l’entreprise), et la répartition des charges crée une
solidarité interne et une synergie dans la poursuite de cet intérêt commun.
Un autre moyen d’analyser la réaction des acteurs par rapport à la
répartition des charges est de la mettre en relation avec l’idée d’allocation
de ressources. En effet, généralement
les acteurs organisationnels considèrent que la répartition a des effets bénéfiques
puisqu’elle améliore le processus d’allocation (Ramadan 1989). Les études de
terrain (Biddle, Steinberg 1985) montrent qu’une des principales raisons
invoquées en faveur de la répartition est qu’elle reflète de manière juste
l’utilisation des ressources communes par les centres de profit.
Pourtant, chez XYZ, les activités déployées par les départements de
support ne sont pas perçues comme des ressources communes à partager entre les
centres de profit, mais comme un soutien apporté par ces départements au projet
global de l’entreprise. Nous revenons ainsi à la notion de solidarité.
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