La comptabilité
sociale et sociétale présente une grande variété de significations auprès de
multiples auteurs et de groupes utilisateurs. Une certaine confusion existe du
fait que les mêmes termes sont utilisés de différentes manières et que, selon
les pays, ils n’englobent pas les mêmes champs. Les auteurs énoncent en général
qu’il s’agit d’un système d’information qui vise à exprimer la contribution,
négative ou positive de l’entreprise à son environnement, mais pour certains il
s’agit aussi, inversement, de saisir les effets de la société sur l’entreprise
(Rey, 1978). Elle doit permettre à la direction de l’entreprise à la fois de
gérer ses responsabilités dans les domaines sociaux et sociétaux et d’en rendre
compte aux tiers concernés.
De la
littérature concernant la comptabilité sociale, on peut dégager quelques caractéristiques
essentielles :
- la comptabilité sociale suppose
que les entreprises ont des responsabilités plus larges que la simple fonction
de rapporter de l’argent à leurs actionnaires ;
- l’approche implique la
reconnaissance du rôle de l’entreprise en tant que producteur et agent de
répartition de revenus entre différents groupes, mais aussi la mesure des
bénéfices et des coûts sociaux résultant de ses activités
(« économies » et « déséconomies externes ») (Rey, 1978) ;
l’entreprise doit ainsi rendre compte des
« prélèvements » effectués dans le corps social (Chevalier,);
- c’est un processus
d’identification, de saisie de données et de présentation d’informations
qui suppose une organisation capable de
percevoir, de prendre en considération les effets de ses actions, d’évaluer les
alternatives et de rendre compte des décisions d’amélioration éventuelle ;
- le processus implique une
communication en direction de groupes d’intérêts particuliers et en direction
de la société en général (Gray et alii, 1996) qui ne se limite donc pas au rôle
traditionnel de la comptabilité financière consistant à fournir des comptes
financiers à des actionnaires ;
- il peut impliquer la
reconnaissance de parties prenantes, une volonté de dialogue et une
organisation des relations avec elles (Gray et alii, 1996) ;
- il implique l’extension de la
diffusion d’informations à des données sur les salariés, les produits, les
services rendus à la commmunauté, la prévention et la réduction de la pollution
(Mathews et Perera, 1991) ;
- il s’agit d’évaluer et de rendre
compte à l’aide d’indicateurs financiers, mais aussi à travers d’autres modes
d’évaluation, sans avoir nécessairement un souci précis de mesure (Marquès, )
- c’est un processus continue et
dynamique d’itération et de négociation (Gray et alii, 1996).
Apparus aux
Etats-Unis à la fin des années 60, les travaux d’entreprise en comptabilité
sociale ont d’abord été exclusivement orientés vers une dimension concernant
les salariés et les produits. Puis dans les années 80, la protection de
l’environnement devenant une préoccupation majeure dans les pays
industrialisés, la comptabilité environnementale (cf. l’article dans cette
encyclopédie), avec notamment le développement des systèmes de management
environnemental, a pris le pas sur la comptabilité sociale, à tel point qu’on peut considérer
maintenant qu’elle exerce une quasi-complète domination (Mathews, 1997). Les
deux champs présentent souvent des problématiques et des méthodologies communes
ou voisines et l’on peut considérer que l’objet d’une comptabilité sociétale
serait précisément d’englober les préoccupations environnementale et sociale.
Nous examinerons
les fondements d’une approche de l’évaluation de la responsabilité sociale de
l’entreprise, puis nous présenterons une classification des différents types de
comptabilité sociale, ainsi que leurs difficultés conceptuelles et
méthodologiques.
1. Les fondements d’une approche de l’évaluation de la
responsabilité sociale
Il convient tout
d’abord de s’interroger sur ce que l’on entend par responsabilité sociale de
l’entreprise et sur les raisons qui amènent les entreprises, la plupart du
temps volontairement, à rendre compte à des tiers de la manière dont elles
exercent cette responsabilité.
1.1. Les différentes conceptions de la
responsabilité sociale
Le contenu de la
responsabilité sociale doit être précisé. Il est également nécessaire de savoir
à l’égard de quelles personnes et de quelles entités elle s’exerce.
1.1.1. Que
recouvre la notion de « responsabilité sociale » ?
Etre
responsable, c’est accepter et subir les conséquences de ses actes et accepter
d’en répondre ; cela suppose d’en connaître les effets et de pouvoir les
estimer, voire de porter un jugement. Le qualificatif « social »
introduit une ambiguité dans la mesure ou ce terme recouvre généralement des
faits qui concernent la dimension humaine de et dans l’entreprise, mais
aussi des aspects relevant de
l’environnement au sens large (les parties prenantes de l’entreprise et la
société dans son ensemble) ; c’est la raison pour laquelle on utilise le terme
« sociétal » pour le second afin de différencier les deux dimensions.
Au delà de cette
difficulté sémantique, le contenu de la responsabilité sociale peut être
perçu de deux manières. L’une consiste à
considérer que l’entreprise s’est acquittée de sa responsabilité sociale
lorsqu’elle a satisfait à toutes les obligations légales et règlementaires ;
l’autre plus extensive, considère que ces obligations constituent un seuil
minimum légal et que la responsabilité sociale va au-delà grâce à des actions
volontaires. C’est cette seconde acception qui est retenue par la comptabilité
sociale.
La
responsabilité sociale peut comporter trois volets distincts :
- elle peut provenir de conséquences
involontaires liées l’activité de l’entreprise (pollution, accidents) ou de
décisions managériales (création ou suppression d’emploi,...) ;
- elle peut être liée aux relations
de travail : dans ce cas, elle peut concerner la qualité de vie au sein de
l’entreprise (conditions de travail), mais aussi la qualité de vie hors de
l’entreprise (logement, aide aux familles) ;
- elle peut relever de
considérations morales ou d’une conscience civique de la part de l’entrepreneur
: préoccupation des effets de la publicité, de la qualité des produits sur la
santé publique,...
Jusqu’où va la
responsabilité sociale ? Il n’existe pas de réponse universelle et atemporelle
: les frontières sont changeantes selon les époques, selon les catégories
d’individus concernés et selon les attentes et la force de pression des
sociétés civiles ; elles résultent de la culture, de l’histoire et des
institutions de chaque pays.
1.1.2. Qui sont
les individus et groupes concernés ?
La société
civile est un concept trop large et trop abstrait pour appréhender la manière
dont peut s’exercer la responsabilité sociale de l’entreprise. On s’attache
donc généralement à évaluer l’impact des actions de l’entreprise sur les
différentes catégories de parties prenantes (stakeholders).
Deux conceptions
de la notion de partie prenante apparaissent : l’une, restrictive, considère
seulement les parties qui entretiennent une relation contractuelle avec
l’entreprise (salariés, créanciers, clients, fournisseurs,...). L’autre,
extensive, considère tous les individus, groupes d’individus, voire d’autres
organismes vivants, susceptibles d’affecter les décisions ou d’être affectés
par les actions et décisions de l’entreprise. Les manageurs des firmes ont
tendance à retenir la première conception, mais les audits externes et les
évaluateurs publics la seconde, car le développement de la taille des
entreprises, la complexification de leur système technique et organisationnel
impliquent un nombre croissant de communautés ou de groupe d’intérêts
(riverains, utilisateurs, concurrents, administrations, autorités locales,...).
1.2. Les raisons d’une reddition sociale.
La théorie des
stakeholders considère que l’entreprise agira dans le sens d’une reddition
sociale si c’est dans son intérêt de le faire, et dans plusieurs approches
contemporaines, la consultation et le dialogue avec les parties prenantes est
une perspective centrale de la démarche stratégique de l’entreprise
Trois types de
raisons ont été avancés pour justifier la diffusion volontaire d’informations
non traditionnelles dans les rapports annuels (Mathews et Perera, 1991).
1) Les
tentatives pour influencer les marchés de capitaux : plusieurs études
empiriques ont tenté de montrer qu’il existe une relation entre la publication
d’informations orientées socialement et une meilleure performance boursière.
Les résultats sont souvent contradictoires et ne permettent pas de conclure
dans un sens ou dans l’autre.
2) La
réalisation d’un contrat social : les statuts des sociétés et les relations
définies de façon contractuelle explicitent et permettent d’identifier les
obligations directes d’une entreprise ; il n’en est pas de même quant aux
obligations concernant des parties avec lesquelles il n’existe pas de relations
directes (concurrents, collectivités publiques, grand public) ; on considère
alors qu’il existe un contrat social tacite entre la société civile et les
entreprises : la société fournit un cadre légal qui permet aux entreprises
d’utiliser les ressources naturelles et les forces de travail, sous conditions
d’éviter la fraude et de respecter les êtres humains. En retour, la société
s’attend à ce que les produits des entreprises soient supérieurs aux coûts. Si
ce contrat social est accepté, il s’ensuit que tous les moyens de recension des
données et d’analyse des informations permettant à l’entreprise d’évaluer les
performances de l’organisation sont non seulement légitimes, mais souhaitables.
3) La
reconnaissance d’une légitimité organisationnelle : l’acceptation du contrat
social doit conduire logiquement à une convergence entre les valeurs sociales
associées ou impliquées par les activités des firmes et les normes de
comportement acceptables dans le système social plus large dont elles font
partie ; dans la mesure où les deux systèmes de valeur sont conformes, on peut
parler de légitimité organisationnelle, mais s’il existe une disparité réelle
ou potentielle entre eux, il y a alors une menace sur la légitimité
organisationnelle. Cette notion de légitimité organisationnelle n’est ni
absolu, ni constante car elle dépend aussi de la visibilité des firmes à
l’égard des attentes de la société et de leur plus ou moins grande dépendance
vis-à-vis du contexte politique et social.
On ajoutera à
ces trois raisons que la comptabilité sociale peut également être perçue comme
une tentative pour manipuler l’environnement pour donner une image de marque favorable à l’entreprise et par conséquent la
réduire à une simple action promotionnelle de communication destinée à favoriser la marche des affaires ; ce que ne
manquent d’ailleurs pas de faire valoir les consultants qui proposent leur
assistance pour l’élaboration des rapports sociaux et environnementaux.
2. Les différents types et méthodes de comptabilité
sociale.
Nous examinerons
dans un premier temps les différents types de comptabilités sociales, puis les
méthodes et problèmes auxquels ils sont confrontés.
2.1. Les différents types de comptabilité
sociale
Le tableau que
nous proposons (voir p. ) est déterminé
à partir d’un double point de vue :
- l’objectif de mise en oeuvre
d’instruments et de méthodes : 1) reddition, dialogue, négociation avec les
parties prenantes, 2) diagnostic
(interne ou externe), 3) aide à la décision interne ;
- la nature de l’évaluation des
coûts et des apports : a) les coûts et apports du travail à l’entreprise, b)
les apports de l’entreprise aux ressources humaines, c) les coûts et apports de
l’entreprise à la société ou aux parties prenantes.
Nous avons
écarté de cette classification les travaux qui présentent des caractères
essentiellement macro-économiques (indicateurs sociaux de développement,
méthodes d’évaluation publique, méthodes d’exploitation de la comptabilité
nationale,...). Examinons le contenu des cellules résultant de la matrice.
1) Les
objectifs de reddition, de dialogue et
de négociation
C’est le domaine
de prédilection de la comptabilité sociale dès ses origines.
1a) Les évaluations des coûts et des
apports du travail
L’évaluation est
en partie réalisée par la comptabilité financière : le système développé
français (avec les soldes intermédiaires de gestion) ou les value added statements au Royaume Uni
permettent une présentation de la formation et de la répartition de la valeur
ajoutée.
Des recherches
plus poussées ont permis d’établir les comptes de surplus destinés à connaître
comment la richesse créée est partagée à un moment donné et à qui profitent les
gains marginaux de productivité d’une année à l’autre. Cette méthode élaborée
en France par le Centre d’Etudes et de Recherche sur les Coûts (CERC, 1987) s’appuie
sur une analyse volume-prix et a pour concept central, la productivité globale
de répartition. Elle peut servir de base de discussion pour la répartition des
surplus de productivité, en laissant ouverte la possibilité pour les
différentes parties prenantes de l’entreprise d’envisager chacune des variables
stratégiques comme un objectif ou une contrainte. Elle a connu une utilisation
essentiellement limitée aux entreprises publiques.
1b) Les apports de l’entreprise aux
salariés.
La forme la plus
courante est celle du social reporting
qui consiste à intégrer des données sociales (concernant l’emploi, les
salaires, les conditions de travail) dans les rapports financiers des sociétés.
Cette pratique est assez répandue en Allemagne et dans les pays scandinaves.
L’originalité du
bilan social français, liste d’indicateurs sociaux ayant pour objet exclusif la
situation des salariés de l’entreprise, tient au fait qu’il s’agit d’un
document normalisé, obligatoire et destiné en premier lieu aux instances
représentatives du personnel (cf. l’article sur le bilan social).
Les tentatives
d’évaluation des actifs humains ont également pour objet d’éclairer les
salariés et les investisseurs sur la manière dont l’entreprise se comporte avec
ses salariés, notamment dans le domaine de la formation et du développement des
compétences (cf. l’article sur la comptabilité des ressources humaines).
Plus récente et
encore peu développée, la pratique de la notation sociale et du scoring
commence à faire des adeptes. Fondée sur des techniques statistiques, avec
pondération d’indicateurs sociaux, ces méthodes visent essentiellement à
renseigner les investisseurs sur les risques sociaux encourus par une
entreprise donnée. Ils peuvent donner lieu ensuite à un étalonnage comparatif (benchmarking).
1c) Les coûts et apports de
l’entreprise à l’égard de la société ou de ses parties prenantes
Il s’agit
souvent d’une extension de la pratique de reporting social à d’autres
catégories de parties prenantes que les salariés. Dans les années 1970, en
Allemagne, plusieurs grandes entreprises (BASF, Bertelsmann, Shell,...) ont
cherché à établir des états faisant ressortir les contributions de la firme à
l’économie sous la forme des rétributions aux différentes parties prenantes. En règle générale, ils comprenaient trois
parties : le calcul des prestations sociales fournies par l’entreprise à ses
salariés (Sozialbericht), le calcul
de la valeur ajoutée et sa répartition (Wertschöpfung)
et le calcul des charges et apports sociétaux assumés ou fournis par
l’entreprise par rapport à l’environnement, aux infrastructures,...(Sozialrechnung). Le troisième
volet ayant fait l’objet de vives
critiques, fut considéré comme non réalisable et fut abandonné.
Aux Etats-Unis,
dès les années 70, certaines entreprises intégrèrent dans leurs rapports
annuels des informations sur les questions d’environnement (contrôle de la
pollution), l’efficience énergétique, les pratiques de discrimination positive
en matière d’emploi (affirmative action),
la sécurité des produits pour les consommateurs, l’implication de la firme dans
les projets communautaires. La pratique est maintenant très répandue avec
néanmoins de très grandes inégalités de contenu et de présentation.
La comptabilité
de l’impact total (Total Impact Accounting,
TIA) fait référence aux tentatives de mesure, en termes monétaires, du coût
total de fonctionnement d’une organisation, ce coût étant divisé en coûts
privés et coûts publics (dont l’évaluation des externalités). Les exemples
classiques d’externalités sont les divers types de pollution et de nuisance, la
congestion du trafic routier, les coûts médicaux et sociaux en relation avec
les activités de travail. Le manque de fiabilité lié aux difficultés
d’identification et d’évaluation des externalités limite la publication des
résultats dans les rapports comptables.
Au delà des
difficultés méthodologiques, les débats autour de l’harmonisation
internationale du cadre conceptuel comptable constituent, à cet égard, un enjeu
important : l’adoption d’un cadre inspiré du modèle anglo-saxon aurait pour
conséquence de réduire la possibilité d’une lecture et d’une interprétation
plurielles des comptes financiers, actuellement permises par le système
continental.
2) Les objectifs
de diagnostic
Les méthodes de
diagnostic se différencient des instruments de reddition (à périodicité
annuelle et à destination des tiers) en ce sens que les évaluations sont
généralement destinées à une catégorie de partie prenante, qu’elles sont
occasionnelles ou à périodicité variable et qu’elles portent sur des questions
précises ou circonstancielles.
2a) Coûts et apports du travail à
l’entreprise et 2b) apports de
l’entreprise aux ressources humaines.
Différentes
méthodes ont été mises en oeuvre pour exploiter les données comptables, en
s’appuyant sur la méthode coûts/avantages qui permet pour toute action mise en
oeuvre par l’entreprise de déterminer les coûts et les avantages sociaux qui en
résultent. En particulier, l’approche par les coûts et performances cachés
(Savall, 1975) est une méthode de diagnostic socio-économique dont l’ambition
est d’évaluer les coûts de dysfonctionnements dus à des facteurs sociaux et à
l’opposé, d’évaluer les avantages financiers résultant de la satisfaction au
travail. Le même type de réflexion a été plus récemment développé par des
auteurs suèdois (Johanson et Johron, 1996) concernant le taux de rotation et le
recrutement du personnel, la formation, l’environnement de travail et les
licenciements liés à des restructurations
(cf. l’article
sur la comptabilité des ressources humaines).
Ces analyses
coûts-avantages des ressources humaines ne sont pas sans difficultés d’une part
parce que les coûts et avantages sociaux ne peuvent généralement pas être
estimés en référence à des prix de marché et d’autre part, parce que leur
étalement dans le temps peut être très lent et incertain.
2c) Les apports et les prélèvements de l’entreprise sur la société ou les
parties prenantes.
L’expérience la
plus originale et la plus récente est probablement celle de la New
Economics Foundation
bien qu’elle soit limitée pour l’instant à quelques entreprises britanniques.
Il s’agit d’un audit social et éthique qui s’effectue par enquête auprès des
parties prenantes de l’entreprise, avec une méthodologie qui s’inspire des audits
comptables en vue de la certification des comptes. L’organisation auditée peut
évaluer ses résultats sur la durée à l’aune de ses propres objectifs, par
rapport aux attentes des parties prenantes, voire en se comparant à d’autres
organisations.
D’autres
organismes aux Etats-Unis et plus récemment en Europe effectuent des analyses
pour des investisseurs soucieux des conditions sociales et éthiques de
l’utilisation de leurs capitaux ; procèdant d’une manière identique à celle de
la méthodologie de la notation sociale, ils étendent leurs investigations aux
domaines de l’environnement, de la qualité des produits et des rapports à la
clientèle, des relations avec la société civile. Cette démarche peut se
prolonger dans le sens d’une labelisation, voire d’une certification, comme
essayent de le promouvoir certains
consultants avec la certification « SA 8000 », élaborée par le
Council on Economic Priorities de New York.
Une autre
tentative plus ancienne de prise en considération des rapports-entreprise
société avait conduit, en Allemagne, à la conception par des économistes d’un
« calcul élargi de rentabilité » (erweiterte
Wirtschaftslichtkeitsrechnung) consistant à intégrer dans le calcul de
rentabilité effectué par l’entreprise les coûts tranférés à la société par
suite d’une « mauvaise » gestion des ressources humaines (problèmes
ergonomiques, organisation du travail,...). Cette conception a surtout été
appliquée, dans les années 1970, pour l’évaluation des mesures d’amélioration
des conditions de travail dans le cadre des programmes gouvernementaux
d’humanisation du travail, mais sa diffusion est restée faible au-delà.
Toutes ces
pratiques utilisent des méthodes souvent communes avec l’audit social. Les
méthodologies utilisées peuvent également être apparentées à celles de la
comptabilité environnementale (voir l’article sur ce sujet).
3) Les objectifs
d’aide à la décision interne.
Il s’agit
d’objectifs plus récents qui vont de pair avec la recherche d’une plus grande
efficience et efficacité des ressources mises en oeuvre dans les entreprises.
3a) Les coûts et
apports du travail.
Il s’agit d’un
domaine plus classique qui relève de la comptabilité de gestion : sous
l’appellation de comptabilité analytique sociale, un certain nombre d’auteurs
ont proposé des méthodes et d’imputation et
de calcul permettant d’éclairer
les dirigeants sur les divers modes d’allocation des ressources humaines, des
méthodes de chiffrage des conséquences des actions sociales, d’évaluation de
programmes sociaux,... Ces opérations peuvent déboucher sur la mise en oeuvre
d’un « contrôle de gestion sociale » et sur la définition de
stratégies sociales pour l’entreprise (cf. l’article sur la comptabilité des
ressources humaines).
L’objectif
poursuivi par certaines grandes entreprises européennes visant à l’intégration
d’objectifs sociaux et sociétaux dans leur gestion conduit à la recherche de
nouveaux modes de calcul économique qui tiennent mieux compte des coûts sociaux
induits ou des bénéfices procurés par une valorisation des compétences,
notamment en matière d’alternatives à des investissements de productivité
(EBNSC, 1998).
3b) Les apports
de l’entreprise à la valorisation des ressources humaines.
C’est dans ce
domaine qu’on rencontre les démarches en termes de capital humain, les
propositions d’une prise en compte des éléments immatériels dans la
comptabilité financière, la valorisation du capital intellectuel (Edvinsson et
Malone, 1997), le pilotage des actifs incorporels (« Konrad Track »). Les entreprises et les auteurs suèdois
apparaissent comme figures de proue dans
l’attention portée à la valorisation et à la mesure des compétences des
salariés, considérée comme un nouveau facteur essentiel de compétitivité (cf.
l’article sur la comptabilité des ressources humaines).
Les méthodes
d’audit social qui pratiquent des évaluations des effets de la formation, de
l’accroissement des compétences, de l’apprentissage organisationnel peuvent
être également classées dans cette catégorie.
3c) Les coûts et
apports de l’entreprise à la société et aux parties prenantes
Ce domaine se
caractérise par de nombreuses propositions très diversifiées, mais les
applications sont encore relativement restreintes. Les propositions les plus
anciennes proviennent d’auteurs anglo-saxons qui ont cherché à valoriser
monétairement les coûts et utilités sociales.
L’ambitieux
compte d’exploitation socio-économique de Linowes (1968) s’efforçait de créer
un véritable cadre comptable enregistrant les coûts des améliorations apportées
et des préjudices causés par l’entreprise (par suite de décisions non
effectuées) par rapport aux personnes, aux produits et à l’environnement ; le
solde étant censé représenter la contribution nette de l’organisation. Démarche
tout aussi logique qu’arbitraire et qui se heurte surtout au fait que les coûts
des préjudices étant évalués par les coûts évités à l’entreprise, ils ne
peuvent exprimer la valeur des externalités négatives pour la société. Les
comptes de Abt Associate Inc. (1977) qui distinguent les bénéfices et coûts
sociaux pour les associés, le personnel, les clients, les communautés locale et
nationale relèvent tout autant d’une grande sophistication et de calculs
arbitraires.
Les tentatives
contemporaines sont plus réalistes et plus modestes. Par exemple, le balanced scorecard (Kaplan et Norton, 1998), traduit en
français par tableau de bord prospectif, est un instrument de contrôle de
gestion qui renouvelle les approches opérationnelles du pilotage mais qui se
limite aux parties prenantes les plus proches de l’organisation (actionnaires,
salariés, clients). Les « references »
du London Benchmarking Group
constituent un système de pilotage, s’inspirant des techniques de benchmarking, en donnant le moyen de
comparer les domaines d’engagement sociétal entre eux (actions caritatives,
investissement social, initiatives commerciales) ainsi que, pour chacun d’eux,
les ressources à y consacrer et les effets à en attendre pour l’entreprise.
On trouve en
France des préoccupations voisines dans des entreprises fournissant des services
de proximité qui cherchent à évaluer les coûts et les avantages de leurs
actions en faveur de la cohésion sociale (par exemple, coûts de prise en charge
par La Poste
des publics en difficulté). La
RATP a, par ailleurs, mené une réflexion sur l’évaluation des
déterminants de la compétitivité des transports publics reliée à la mise en
valeur du concept « d’avantages économiques pour la collectivité »,
en s’appuyant sur des méthodologies de calcul d’effets externes utilisés dans
les choix entre différents modes de déplacements et de transports.
Le secteur
coopératif et mutualiste qui a un intérêt ancien pour l’évaluation de sa
responsabilité sociale est à l’origine de l’expérimentation d’un « bilan
sociétal », instrument d’auto-évaluation qui s’inspire du modèle du bilan
social et dont l’objectif est
d’identifier les éléments d’échange entre l’entreprise et son environnement, de
procéder à l’évaluation de ses comportements eu égard à ses valeurs et de
favoriser le dialogue entre les parties prenantes (Capron, Leseul, 1997).
Les
instrumentations de management environnemental et d’éco-audit trouvent
naturellement leur place dans cette perspective (cf. l’article sur la
comptabilité environnementale).
2.2. Les méthodes et leurs difficultés.
Si l’objet commun
à toutes les approches de comptabilité sociale est d’évaluer le comportement
socialement responsable des organisations, la diversité des démarches montre
que cet objet peut se décliner de différentes manières selon le (ou les)
destinataire(s), selon le mode de diffusion et selon les thèmes ou les domaines
privilégiés (environnement physique, relations sociales, qualité des produits,
gouvernement d’entreprise, etc.).
Tous ces
processus d’évaluation soulèvent néanmoins des problèmes méthodologiques communs
qui sont les critères d’évaluation, le problème des référents, la question de
l’évaluation monétaire ou non, quantitative ou qualitative, les sources
d’information.
Les critères
d’évaluation
Les critères
d’évaluation dépendent des valeurs et des principes sous-jacents des acteurs de
l’évaluation : ceux-ci étant rarement explicités, les critères ne sont
généralement pas définis, ce qui peut conduire à des indicateurs arbitraires ou
déconnectés de la finalité de l’évaluation. Beaucoup de méthodes d’origine
anglo-saxonne s’attachent, par exemple, à la qualité de l’instrumentation et
des procédures mises en oeuvre, sans se soucier des finalités. La cohérence et
la hiérarchie des critères sont également des problèmes auxquels le concepteur
doit veiller. Enfin, les critères peuvent évoluer : le modèle conceptuel doit
être capable d’en tenir compte.
La question des
référents
L’évaluation
donne souvent lieu à des comparaisons de performances ou de comportements : on
peut suivre les évolutions d’une organisation d’une année sur l’autre, la
comparer aux performances moyennes des organisations du même type, la comparer
aux meilleures pratiques; on peut également situer l’organisation par rapport à
ses propres valeurs, à ses propres objectifs ou à ses propres déclarations. Le
souci d’impartialité doit être mis en avant, mais il est difficile d’échapper
aux biais introduits par les conventions de départ (par exemple, poids
respectif des indicateurs dans le cas d’une notation).
Le problème de
la valorisation monétaire et de la quantification.
Les exemples de
modèles de comptabilité sociale des années 70 dans les pays anglo-saxons,
fondés sur une stricte valorisation monétaire illustrent une tendance à la
sophistication qui conduisit finalement à l’impasse. Les propositions et les
expériences plus récentes qui ne s’attachent pas systématiquement à
valorisation, ni même à la quantification, paraissent éviter ce travers. Mais
est-on encore dans le domaine de la comptabilité ? Certains auteurs ne le
pensent pas. Le débat reste ouvert, de même que la question de l’objectivité et
de la pertinence des conversions d’observation de comportements en indicateurs
chiffrés, eux-mêmes transformés en notes, conduisant éventuellement à un
classement...
La question des
sources
Celle-ci se pose
surtout pour les procédures d’évaluation externes qui ne peuvent s’appuyer sur
un enregistrement fiable de données. La diversité de la nature des données et
des sources peut être une certaine garantie d’impartialité, mais ce type
d’évaluation ne pourra jamais faire face à l’incrédulité de ceux pour qui la
seule bonne information est celle qui provient de valeurs transactionnelles.
*
La comptabilité
sociale a-t-elle joué son rôle d’instrument de gestion sociale ? On peut le
penser si on se tient du point de vue des organisations, puisque qu’il existe
de nombreuses méthodes validées par les entreprises dans l’aide à la décision,
notamment en ce qui concerne les ressources humaines. En revanche, il faut
reconnaître que tout ce qui concerne l’évaluation des rapports à la société
civile (comptabilité sociétale) est encore sous-développé et expérimental.
Y a-t-il un abus
de l’utilisation du terme de comptabilité dans l’élaboration et la mise en
oeuvre d’instruments qui relèvent de plus en plus de méthodologies qualitatives
? Ce sont les développements en cours et futurs qui répondront à cette
question, car il s’agit d’un domaine de recherches et d’appliccations appelé à
évoluer rapidement sous la pression croissante des différentes catégories de
parties prenantes.
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Savall H., Enrichir le travail humain : l’évaluation
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