Conduite du changement et effet de levier ou l’entreprise moderne est elle ingouvernable ?


À l’occasion de la sortie de mon livre « Conduite et Mise en Œuvre du Changement : l’Effet de Levier[1] », je discutais avec le dirigeant d’un opérateur de télécommunications de l’évolution de son entreprise. Après m’avoir dit la nécessité de restructurations annuelles, parfois franchement brutales, il remarqua que ce changement perpétuel devait être difficilement supportable pour ses collaborateurs. Il me fit alors observer l’évolution survenue depuis le début de sa carrière, chez un fabricant de matériel informatique : à cette époque le plan d’action à 5 ou 7 ans était roi !
Tout ce texte est dans cette constatation : l’entreprise moderne a connu en vingt ou trente ans une évolution dont bien peu de personnes ont pris la mesure. Car c’est sa nature même qui a changé et ce changement a mis en échec ses modèles traditionnels de pilotage. Elle est devenue, apparemment, ingouvernable.
Apparemment seulement. Nous allons voir comment reprendre la situation en main.

La conduite du changement et son importance pratique pour le manager et pour l’Entreprise

Qu’est-ce que la « conduite du changement » ?

La « Conduite du changement » est un terme pompeux que nous utiliserons faute de mieux.
Qu’entend-on par changement ? La notion de changement est intimement liée à la notion de volonté et de décision. Ou, plus exactement, de non réalisation d’une décision. Si une personne ou une organisation n’obtiennent pas ce qu’elles désirent, elles doivent changer. Bref, le changement de « conduite du changement » n’est pas n’importe quelle évolution, c’est une évolution réussie, c’est-à-dire une évolution qui donne la capacité d’obtenir ce que l’on veut de son environnement. La « conduite du changement » est donc au cœur de la vie. Il s’agit du travail nécessaire à la réussite de ses décisions. C’est un travail d’apprentissage, c’est-à-dire de modification de la nature de l’homme ou du groupe humain.
Exemple : je veux être champion olympique, je ne peux l’être actuellement (nécessité de « changement »), je m’entraîne pour le devenir. Cet entraînement va me modifier.

La conduite du changement dans l’entreprise

De manière concrète, quand sommes-nous confrontés à une conduite du changement ? systématiquement :
·          Un dirigeant qui se trouve face à une entreprise dont la rentabilité est insuffisante en dépit de tous ses efforts doit se préparer à un travail de « conduite du changement » : le fonctionnement normal de l’entreprise ne lui permet pas d’atteindre ses objectifs.
·          De même le responsable d’un projet de déploiement d’un progiciel de gestion qui constate une utilisation incorrecte de ce logiciel en dépit de tous ses efforts est face à un travail de « conduite du changement » : il doit faire évoluer des pratiques qui ne sont pas adaptées à ses objectifs.
·          Mais la conduite du changement peut-être modeste : c’est le cas du manager qui, quoi qu’il fasse, ne peut obtenir de ses équipes qu’elles respectent les horaires de réunion. S’il tient à ce respect, il devra se préparer à un travail de « conduite du changement ».
Tous vos efforts pour susciter l’intérêt de l’être cher sont sans effets ? les résultats scolaires de vos enfants ne sont pas à la hauteur de vos ambitions ?… Si l’entreprise n’est pas un sujet suffisamment évocateur, la sphère privée fournit une multitude d’incitations à poursuivre la lecture de ce texte.

L’entreprise moderne est-elle ingouvernable ? Les problèmes qu’elle rencontre dans ses conduites de changement

Il est très rare qu’une décision de management donne immédiatement les résultats escomptés : il a fallu 3 versions à Microsoft pour faire de Windows une réussite, la mise au point du 747 a failli tuer Boeing, les premiers ordinateurs d’IBM ne trouvaient pas preneurs. Et nous ne parlons que de réussites, mais que dire de la rentabilité du Tunnel sous la Manche, de la stratégie de France Télécom ou d’Alcatel durant les années 2000, de la « vision » de Vivendi, des projets grandioses des essaims de « start up » de la « bulle Internet » ?
Sans aller aussi loin, voici quelques exemples récents de dysfonctionnements quasiment anodins qui surgissent de nos processus actuels de mise en œuvre de stratégies. On notera que ces dysfonctionnements n’ont fait, en général, l’objet d’aucune action corrective et que les entreprises concernées sont grandes et admirées.

Quelques exemples de dysfonctionnements

1er exemple. Une multinationale déploie un ERP, un gros investissement. Son dirigeant constate rapidement que l’utilisation du dit ERP par le siège de la société est catastrophique. Résistance au changement ou incompétence? En fait, le déploiement a eu du retard et on a demandé aux employés de ne pas prendre de vacances avant d’être formés ; mais le logiciel n’est toujours pas prêt alors que l’on arrive à la date limite de prise de congés ; tout le monde part en même temps ; il est alors mis au point ;  pour ne pas prendre de retard supplémentaire, le chef de projet décide de le déployer le logiciel sans attendre le retour des employés. Résultat: ils utilisent mal le logiciel parce qu’ils n’ont pas été formés. Mais la direction générale n’en sait rien.
2ème exemple. L’audit d’un centre d’appels montre que : l’autocommutateur qui répartit les appels entre opérateurs fonctionne mal, un nouvel appareil a été commandé mais n’a pas été installé (pourquoi?) ; le centre d’appels est saturé en début de mois par des clients qui ne comprennent pas leur facture, une lettre d’explication existe, mais le système d’information ayant changé, elle n’est plus envoyée ; les clients se perdent entre 2 « plates-formes » dont les missions ne sont pas claires ; etc.
Commentaire. Ces exemples, simplifiés pour tenir en quelques lignes, montrent une vérité oubliée : l’entreprise moderne est très complexe ; l’exécution de toute décision fait intervenir une suite de « petites » interactions entre une multitude d’acteurs. Le moindre écart et tout le processus est grippé.
3ème exemple. Après une carrière brillante, un jeune dirigeant prend la tête de l’un des métiers principaux d’une multinationale. Il fait rapidement le diagnostic qu’il doit organiser sa production en juste à temps. Il en donne donc l’ordre à ses équipes. 6 mois plus tard, rien n’a été fait. Mutinerie ?
Commentaire. Nouvelle manifestation de la complexité de l’organisation, qui donne lieu à ce que la théorie des jeux appelle « dilemme du prisonnier », c’est-à-dire la stratégie favorable à l’intérêt individuel à court terme est nuisible à l’intérêt du groupe et, donc, de l’individu, à long terme. Ici, si l’un des membres de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise passe seul au juste à temps, il deviendra le maillon faible du système. Il ne peut donc pas bouger.
4ème exemple. Une entreprise décide elle-aussi de faire du juste à temps. Mais ne voulant pas être victime du phénomène précédent, elle impose une réduction de stocks à ses unités de production. Ses commerciaux estiment que cette diminution des stocks fait courir des risques d’approvisionnement à leurs clients et refusent les commandes trop importantes. Par exemple un grand client propose à la société de lui confier 100% de ses commandes, le commercial n’en accepte que 70%.
5ème exemple. Une entreprise donne à ses équipes de vendeurs une rémunération fixe faible et un important « variable », avec l'idée que cela va les motiver. Commentaire d’un observateur : estimant que l'objectif est inaccessible, le vendeur vend peu, vit sur son fixe, trouve un conjoint fonctionnaire et de « petits boulots » pour compléter sa rémunération.
6ème exemple. Un dirigeant demande à ses nombreuses unités opérationnelles (qui ont la taille de PME) de "faire du marketing" mais de renoncer à appeler des consultants. Son idée: amener les managers opérationnels au contact du marché, réduire les coûts de conseil. Résultat: les unités créent des centres d'appels pour réaliser marketing téléphonique et enquêtes de marché ; les managers ne sont pas plus proches du marché ; les coûts variables sont devenus fixes et ont augmenté. 
Commentaire. L'homme, l'organisation ont une "logique", des envies, des règles de fonctionnement implicites,…. Ils interprètent les événements en fonction de cette logique. Dans le 5ème exemple, les commerciaux ont un faible optimisme quant à leurs performances, mais, pour autant, ils ne veulent ni mourir de faim, ni chercher un autre emploi, ils complètent leurs revenus en tirant partie des ressources du système. Dans le 6ème exemple, on peut imaginer que la logique du « manager opérationnel » est de faire "grossir" son unité (la taille de l’unité dirigée étant généralement perçue comme un signe de réussite), et qu’il interprète la décision dans un sens qui l'arrange: développer ses équipes.
On voit se dessiner le phénomène qu’Henri Bouquin[2] appelle, dans son domaine, le « paradoxe du contrôle de gestion » : une direction générale impose des règles de contrôle qui semblent ne pouvoir que lui être favorables. Ses équipes en font un usage logique mais qui va à l’opposé exact des idées initiales.

De l’urgence de construire une « ingénierie » de la conduite du changement

Ces exemples permettent de dégager deux conclusions :
·          Complexité des entreprises (et ces exemples ont été considérablement simplifiés). Chacune de leurs actions demande une infinité de petites décisions et d’actions d’une multitude d’acteurs. Si bien que les décisions les plus importantes peuvent être bloquées par des problèmes infimes et invisibles.
·          Les acteurs de l’entreprise sont isolés et ne peuvent pas seuls résoudre leurs problèmes, qui sont « emmêlés ». Il faut une vision et une coordination globales. En l’absence de celles-ci l’organisation fait plus que résister au changement, elle le considère comme une agression qu’il convient de tuer.
Ce qui donne à l’entreprise moderne son fascinant pouvoir de destruction est la combinaison de ces deux phénomènes : la complexité de ses mécanismes et la capacité de ses membres à refuser le changement. Alors que dans l’organisation « classique » chaque acteur est isolé, on se trouve aujourd’hui en face d’une masse complexe de processus d’interaction imbriqués. Du coup, la tendance à l’inertie de chaque individu, anecdotique pour une organisation bien compartimentée, devient la dominante du système. C’est ici que se trouve le changement de nature évoqué en introduction.
La théorie des systèmes fournit une interprétation élégante de ce phénomène. L’entreprise moderne, en passant d’une organisation hiérarchique à une organisation « imbriquée », est devenue un système, c’est-à-dire que l’interaction entre ses parties ne peut plus être négligée. Une des propriétés d’un système est d’avoir une identité propre, autrement dit de résister au changement. En quelque sorte, il développe un « système immunitaire » qui le défend des agressions externes.
Le corps humain fournit un exemple évident de système. Il n’est d’ailleurs pas bien difficile de déceler le système sous l’entreprise : ne maintient-elle pas aussi des performances sensiblement égales et ce en dépit des aléas, quasiment d’elle-même ?
La conséquence est immédiate : les stratégies des dirigeants tendent à être considérées par le système comme des perturbations et tuées. La situation est critique et doit être prise au sérieux.

Vers une ingénierie de la conduite du changement : l’effet de levier

Impasse ? non, il y a des solutions :
·          Pourquoi ne pas revenir, seulement pour les changements, à un système hiérarchique ? Par exemple, lors d’une fusion, on ajoutera des organisations supplémentaires chargées de rapprocher des métiers identiques. Une fois la transition passée, on laissera l’organisation gagner en performance. Mais c’est un processus lourd et coûteux. 
·          On peut tenter d’exploiter une des caractéristiques des systèmes, qui est de posséder un mécanisme de changement, certainement bien dissimulé, mais qui permet d’agir quasiment sans effort. C’est « l’effet de levier »[3]. Malheureusement, même si ce fameux effet de levier est apparu dans la science occidentale il y a au moins 50 ans[4], on ne peut que constater que les grands changements de notre civilisation se font rarement sans casse… Tout mon travail consiste à chercher à trouver comment l’utiliser.
Que ceux que la théorie inquiète se rassurent : j’ai progressé de manière inverse. L’idée à l’origine du livre « Conduite et Mise en Œuvre du Changement : L’effet de Levier » vient d’un de mes associés de l’époque qui avait constaté une curieuse caractéristique de ma technique de conseil, et, précédemment, de management : mes interventions tendaient à avoir un impact démesuré. Le croisement entre l’analyse de mon expérience et un article de Peter Senge[5] m’a fait découvrir du même coup systémique, effet de levier, et une coïncidence étonnante entre ce que j’avais observé et ce qui était prédit par la théorie. Mon livre y a gagné son titre.
Mais, pour comprendre en quoi consistent l’effet de levier et ma technique, il n’y a rien de mieux qu’un exemple. En voici un, issu d’une mission postérieure à la sortie du livre « Conduite et Mise en Œuvre du Changement : L’effet de Levier ».

Un cas

Cet exemple fait l’objet d’un « petit déjeuner Insead » et d’une étude de cas du CREFIGE de L’université Dauphine. Cependant, les noms de l’entreprise et de ses dirigeants ont été maquillés.
Le contexte. La société est issue d’un groupe international qui l’a vendue à un fonds d’investissement en 2001. Entreprise Ltd réalise environ 500M€ de CA. Entreprise Europe du Sud, dont Alain Lefevre est P-DG dépend de l’unité Europe. Entreprise France, une partie de Entreprise Europe du Sud (avec l’Italie et l’Espagne), possède deux unités de production, mais, en gros, son  rôle est essentiellement de vendre la production d’usines qui se trouvent un peu partout en Europe. Entreprise France est donc essentiellement un réseau de distribution, dont les personnels clés sont les responsables de compte ou ATC et les chefs de produits. La société vend deux gammes de produits à deux types de clients distincts. Elle est divisée en deux parties (que nous appellerons « Division 1 et Division 2 »), correspondant à deux sociétés qui ont fusionné. Les principaux managers :
Alain Lefevre
P-DG Europe du sud
Arrivé en 2003
Agnès Armand
DRH
chef du projet « Equipe »
Alain Léger
Responsable Qualité

Christian Bastière
Responsable Division 1 (80% du CA)

John Becidan
Responsable Division 2 (20% du CA)
Prend sa retraite et est remplacé par Philippe Begoc
Nicole Milot
Responsable Supply chain et directrice de la principale usine du groupe en France

Pascal Rey
Chef de produit puis chef d’une nouvelle Division, créée à l’issu du projet Equipe
Co-animateur du projet Equipe (avec moi) : cette position permettait de placer un cadre à haut potentiel en situation de prendre de nouvelles responsabilités sans inquiéter ses anciens managers et collègues.
Patricia Mangin
Responsable Relation Client

Philippe Begoc
Chef de produit puis responsable Division 2

Philippe Mur
Directeur financier
Nouvellement embauché (août 2003)
Le projet Equipe. Voici comment Alain Lefevre présente la situation qu’il a trouvée[6] lorsqu’il arrive à la tête de la société début 2003 :
Vous venez d’être nommé directeur général d’une zone géographique par un groupe international, n°1 mondial de son secteur. Ce groupe est issu d’un LBO, qui l’a extrait d’un groupe pétrolier. Son actionnaire principal est un fonds d’investissement. Le marché final de la société est en pleine délocalisation vers l’Est et recomposition en France. Le groupe a dû passer, depuis une dizaine d’années, par des séries de plans de restructuration, l’un d’entre eux lui a fait perdre son centre de recherche, considéré par certains comme la source de son avantage concurrentiel, un autre l’a allégé de nombreuses usines dont la principale usine française. L’unité dont vous prenez la direction est sortie moralement sinistrée de ces événements : vos équipes broient du noir et interprètent toute annonce, même bonne, comme l’augure d’un plan de licenciement. Elles sont d’ailleurs convaincues que leur marché est condamné. Et votre management intermédiaire, à de rares exceptions près, ne sait qu’hurler avec les loups – ce qui ne l’empêche pas d’être fortement critiqué par ses propres équipes, pour son inefficacité opérationnelle.
Vos prédécesseurs ? Un  brillant homme d’appareil, anglais comme la maison mère , polyculturel mais peu préoccupé par le terrain et les hommes. Puis un Brésilien européanisé, flamboyant,  qui a infantilisé ses managers et n’a pas su intégrer la partie française d’une acquisition européenne  : la part de marché de la société acquise est aujourd’hui quasiment nulle !
Pourtant, l’image de marque exceptionnelle de votre société, la compétence évidente de vos équipes, et, tout simplement, votre instinct, vous montrent qu’il y a un « coup » à faire, que la débâcle apparente du marché est la « rupture » qui permet de redistribuer des cartes jusque-là figées.
Mais a-t-on les moyens d’une stratégie agressive,  qui ne peut donner des résultats qu’à un horizon de 2 ans, quand on est français au sein d’un groupe anglais dont l’actionnaire est un fonds et, surtout, que vous dépendez pour la réussite de vos plans, d’équipes fondamentalement démotivées ? Ne serait-il pas raisonnable d’oublier vos rêves de conquête et de gérer avec prudence votre carrière ?
J’entrai dans l’entreprise début 2003, dans le cadre d’un projet européen de formation des chefs de produits et ATC. Fin mars, j’envoyais la note suivante à Alain Lefevre :
(…) je pense que si Entreprise France a de bons fondamentaux, la société est vraiment très loin d’optimiser son potentiel, et ce parce qu’à force de faire des trous dans la coque pour alléger le bateau (et séduire les investisseurs), le groupe a fini par le faire perdre en vitesse. Il est vrai qu’il est difficile de résister à la tentation d’éliminer les investissements à long terme (le centre de recherche, les mécanismes de coordination internes, la culture marketing, les achats de sous-traitance, etc.), ce qui évite la tâche délicate de rechercher des gains de productivité et de combattre les dysfonctionnements coûteux. Consolider le navire doit-il être une priorité ? Peut-être pas. En effet, la réputation de Entreprise est un gage d’inertie, ses chefs de produits / ATC sont d’une bonne trempe et d’une grande autonomie, et ses concurrents ne sont pas très impressionnants. D’un autre côté, j’ai vu beaucoup de choses bizarres dans ma vie de consultant : une embarcation un peu fragilisée peut avoir un comportement inattendu : une petite tempête, la nécessité de faire quelques innocents trous supplémentaires et pour une raison inconnue une sorte de cercle vicieux s’installe qui s’achève en dislocation.
À la suite de quoi, je rencontrais Alain Lefevre (entraperçu jusque-là) pour lui exposer ma vision de la situation et lui donner mon livre. En juin, il me rappelait : il avait fait passer les réformes qui étaient de son rôle, il fallait maintenant que l’idée des nouvelles évolutions viennent de ses collaborateurs. Il voulait mettre en œuvre ce qu’il avait lu dans mon livre au sein de son entreprise. Début Juillet, Alain Lefevre annonçait le projet « EQUIPE ». Annonce immédiatement interprétée comme un plan de restructuration !
Audit et calibrage du projet. Durant le mois de juillet, j’interviewais les managers, de manière à connaître leur état d’esprit et leur analyse des problèmes à résoudre et des solutions envisageables.
La principale difficulté de cette phase était de trouver un « stretch goal », susceptible de motiver l’entreprise, Alain Lefevre ayant éliminé la possibilité de choisir un objectif financier, la conquête de nouveaux revenus étant longue et hasardeuse. Pourtant, en observant les résultats de cet audit, il décidait de viser une augmentation de chiffre d’affaires de 20%. C’était inattendu : le marché de la société est en contraction ; ses parts de marché sont très élevées.
Une « task force » était choisie (les principaux dirigeants de la société). Son rôle : proposer un plan d’action permettant d’atteindre les objectifs visés. Des « lettres de mission » détaillées étaient définies autour de 11 « modules », précisant objectifs spécifiques et mode d’attaque de la question (méthodologie et temps alloué – en général 2 ou 3 réunions). Chaque membre de la task force étant responsable d’au moins un module. Parmi ces 11 modules,
·          2 consistaient à rechercher comment atteindre les objectifs de chiffre d’affaires ;
·          les autres devaient adapter l’organisation interne aux exigences de sa nouvelle stratégie, et, notamment, éliminer les dysfonctionnements qui pourraient la menacer. Exemples de « modules » :
Spécification 
Gestion du très grand nombre de documents légaux accompagnant les produits.
Clients douteux 
Limiter les risques de la société face aux dépôts de bilan de ses clients (une menace permanente), sans pour autant se fermer la clientèle d’un marché par nature fait de sociétés fragiles.
Relation avec les usines et le marketing européen 
Comment se faire entendre du groupe qui « doit être à notre service plutôt que nous au sien ». Un problème majeur puisque le succès de l’entreprise dépend d’adaptation de produits qu’elle ne fabrique pas à un marché local qui représente quelques pour cent du marché mondial.
Réclamations 
Comment faire disparaître un problème coûteux : la tendance de certains clients à demander des dommages et intérêts ruineux pour des problèmes dont la société n’est pas responsable, mais dont il lui est très difficile de se disculper, les produits incriminés étant fabriqués par des usines éloignées et peu enclines à répondre aux demandes d’information ?
Taux de service 
Comment améliorer brutalement la performance de la supply chain, à la fois en termes de service client (la réactivité demandée est considérable) et de coût ?
Ingénieur d’application 
Comment répondre à l’évolution du marché qui ne peut aller que du produit vers le service. Conséquences pour la société ?
Montée en puissance des usines de production.

Motivation 
Comprendre les attentes de l’entreprise, ses frustrations, etc. Aucun plan de développement ambitieux ne peut se faire sans la participation de tous, et celle-ci ne peut-être acquise que s’ils y trouvent leur compte. Dans ce cas, cet audit était d’autant plus important que les membres de l’entreprise étaient particulièrement démotivés par une suite de restructurations et par la croyance tenace que, du fait des délocalisations de leurs clients, leur marché allait disparaître dans les 5 ans.
La demande faite aux participants était non seulement de produire un plan, mais encore que ce plan débouche immédiatement sur une série d’actions significatives. Dans certains cas on ne demandait rien de moins que d’éliminer en quelques semaines un problème qui semblait insoluble depuis des années.
Agnès Armand, qui était associée au projet depuis son origine et en était la cheville ouvrillère, était nommée chef de projet. Il était proposé à Pascal Rey d’être co-animateur d’Equipe, pour deux raisons : apprécié de tous, il avait aussi une excellente connaissance de tous les métiers de l’entreprise ; de façon à faciliter la transition de ce cadre à haut potentiel vers un poste de responsabilité qu’Alain Lefevre et Agnès Armand ne savaient pas encore définir avec exactitude.
Préparation. Le 4 septembre, les lettres de mission étaient présentées à la task force en lui demandant de les commenter, afin d’en faire une version définitive qui puisse être présentée à l’ensemble de la société, et en particulier aux chefs de produits et ATC au volontariat de qui l’on faisait appel en particulier pour rechercher les moyens d’augmenter le chiffre d’affaires. Certains membres de la task force s’indignaient d’un texte trop directif. Cependant, ils lui apportèrent très peu de modifications… Le 17 septembre, les lettres de mission étaient présentées aux ATC et chefs de produit. Après deux heures de chahut (objectif inatteignable !), les volontaires se bousculaient pour participer aux groupes de travail prévus ! Un planning était immédiatement défini, son terme : une présentation des plans d’action le 30 et 31 Octobre en « résidentiel ».
Déroulement. Le projet s’est déroulé sans grandes difficultés (ou, plus exactement, sans difficultés inhabituelles pour ce type d’approche). Les commissions, plus ou moins motivées, rencontraient plus ou moins de succès dans leur travail (mais pas d’échec), mais les commissions « phares », notamment celles qui devaient proposer des pistes d’augmentation de CA, et celle qui devait travaillait sur l’optimisation de la « supply chain », sujet de contentieux depuis des années, réussissaient au delà de toute attente.
Présentation finale. Lors du séminaire du 30 / 31 Octobre, chaque responsable de projet présentait les résultats de ses travaux. Un plan d’action détaillé de plus de 200 actions en était déduit. Non seulement, tous les sujets avaient été traités correctement, mais à la surprise générale le potentiel de développement accessible à moyen terme était très au delà des 20% : un doublement de marché est tout à fait possible… Encore, plus inattendu : certaines personnes sortaient transformées de la réunion.
Exemple marquant : Nicole Milot, considérée comme une femme de principes immuables, inaccessible, se disait convertie à la communication directe et mettait immédiatement à exécution ses résolutions tout en débloquant une série de situations qui semblaient jusque-là inextricables. Un résultat important : le problème principal d’Entreprise était, comme l’a dit son dirigeant, qu’elle ne jouait pas en « équipe », l’individualisme dominant.
La suite du projet EQUIPE. Immédiatement après, Alain Lefevre procédait à une restructuration, afin de mettre en place les structures nécessaires à la mise en œuvre du plan. Cette restructuration, assez délicate (une vingtaine de postes étaient concernés ; elle entraînait une perte de pouvoir pour certains, et la promotion de « nouveaux » - Philippe Begoc et Pascal Rey – ainsi qu’un nouveau partage des portefeuilles commerciaux) était menée à bien en un mois, en dépit de la nécessité de négociations usantes.
Mais une surprise attendait les dirigeants de l’entreprise : les résultats du projet avaient donné raison à l’analyse des membres de la société et nié les orientations générales du siège européen. On pouvait donc s’attendre à ce que les managers de la société, après des années d’un conflit sourd et déprimant, en soient satisfaits, se sentent reconnus et soutenus et, peut-être, en marquent de la reconnaissance à leur dirigeant. Or, l’effet fut inverse : certains d’entre-eux continuaient, de manière extrêmement bruyante, à faire part de leur mécontentement, expliquant que la nouvelle stratégie (qu’ils avaient pourtant défendue quand le groupe n’en voulait pas) n’avait aucune chance de succès !
L’interprétation de ce paradoxe ? Probablement le manque de confiance en soi. Les managers, qui jusque-là avaient peu pouvoir, se trouvaient maintenant responsables de le mise en œuvre des stratégies dont ils avaient été les initiateurs… la critique est facile, l’art est difficile.
Alain Lefevre et Agnès Armand ont alors utilisé les ressources que leur donnait le « plan d’action » : celui-ci fixait des objectifs détaillés à chaque manager, découpaient sa mission en étapes peu ambitieuses, donnant lieu à un rendez-vous avec ses dirigeants. À chaque étape, ils ont aidé, sans paraître intervenir, les managers à identifier et à trouver des solutions aux problèmes qu’ils rencontraient. Une fois les premiers succès obtenus, la grogne a disparu. Petit à petit, les plus fortes résistances au changement se sont ralliées au projet et pourraient même en prendre la tête.
Fin décembre, la plupart des sous-projets figurant dans le plan d’action avaient atteint leurs objectifs, les sous-projets commerciaux étaient même en avance sur leur plan de marche. En avril, la société était, quasiment une première dans son histoire, au dessus de ses prévisions de budget, alors même que son marché avait connu une dégradation plus forte que prévue. Le moral des équipes atteignait un sommet.
Quels gains ? Il est trop tôt pour juger les bénéfices à long terme du projet, cependant, il semble bien que l’on puisse parler du passage d’un cercle vicieux, à un cercle vertueux :
Initialement. Pilotage par marge brute : tout produit qui a une marge brute trop faible est éliminé. Progressivement elle se replie sur elle-même, et subit une série de plans de restructuration. Problème classique d’une mauvaise allocation des coûts fixes peu affectés par les restructurations et qui pèsent de plus en plus lourd sur ce qui survit ?
Equipe et après. La contribution principale du projet Equipe, est de parier sur une gamme de produits jusque-là considérée comme insuffisamment rentable.  Le chiffre d’affaires additionnel est considérable (équivalent au chiffre d’affaires actuel), en outre, on découvre une demande forte du marché pour des innovations. Les marges sont (peut-être) plus faibles que celle de l’offre traditionnelle, mais la contribution au résultat est positive, car il y a peu de coûts associés, il s’agit surtout d’une meilleure charge du réseau de distribution.
Le cercle vertueux. Du fait de l’étendue de ses ventes, la société peut adopter une stratégie de « bundling » susceptible d’éliminer ses concurrents spécialisés (par ailleurs fragiles et souvent peu estimés des clients) ; la société devient un « fournisseur qui compte » et surtout un fournisseur qui en sait plus sur le métier de son client que son client lui-même. Du coup celui-ci commence à demander à Entreprise des conseils sur ses processus (comme le montre l’intérêt croissant du marché pour son « produit »  d’audit, le « total methoding »).

Enseignements : techniques et leviers de changement

Ce cas présente une technique utile ainsi que quelques propriétés de l’homme et du groupe humain qui facilitent le changement :
Construire un plan d’action. Cette technique est remarquablement efficace dans tous les « grands changements » et dans la plupart des plus modestes. Son principe : au lieu, comme à l’habitude, de décider et d’attendre d’être obéi, ou de confier l’exécution de la mise en œuvre de sa décision à un prestataire, le dirigeant va demander à des collaborateurs directs (« task force ») de lui proposer un plan d’action opérationnel détaillé et les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés.
L’idée est double : on ne « résiste » pas à un projet que l’on a conçu ; cette technique permet de réaliser la nécessaire coopération entre fonctions que demande l’entreprise moderne. Bénéfice supplémentaire : la mise en œuvre du plan est immédiate puisque ses artisans sont aussi ceux qui vont l’exécuter. La particularité de l’approche est qu’elle se fait en plus du travail normal de l’entreprise, et sur un laps de temps court.
Task force. La « task force » est en quelque sorte une synthèse de l’entreprise, un résumé de son fonctionnement, qui va simuler la mise en œuvre de la décision. Une fois son travail achevé, les chances de dysfonctionnements résiduels seront faibles (cf. précédent paragraphe).
Stretch goal. L’expérience montre que l’exercice est d’autant facilité, qu’on lui fixe un objectif à la fois extrêmement difficile, mais que l’on sait réalisable, et très motivant.
Dans l’exemple d’illustration, ce que voulait faire trépasser le dirigeant de l’entreprise c’était la démotivation de ses équipes et leur individualisme forcené, il pensait qu’il ne pourrait y arriver qu’en attaquant le cœur de leur inquiétude : la peur du chômage et de la disparition d’un métier qui était bien plus qu’un gagne pain. Le seul moyen ? relancer la croissance de l’entreprise. Le niveau de l’objectif a été fixé sur la base du constat que certains marchés importants avaient été sous-exploités par la stratégie mondiale et par le management local ; mais aussi en cherchant un objectif symbolique qui frappe les esprits et ne les quitte jamais : pour une personne qui vit depuis une décennie dans un monde qui se contracte, le chiffre de 20% est inconcevable.
Durée courte / en plus de l’activité normale. La caractéristique de cette technique est d’exiger un travail en temps masqué. Les constatations qui fondent cette exigence : aller vite, permet d’aller à l’essentiel, la durée est le pire ennemi de l’efficacité ; la difficulté perçue de l’exercice (source de résistance au changement) est réduite par un délai court et le maintien d’une activité « normale » diminue le stress de l’inconnu.
Méthodologie ambulatoire. L’expérience montre qu’il est important de faire baisser « l’anxiété d’apprentissage »[7] des participants. Leur proposer des objectifs et une méthodologie convaincante qui les guident est efficace pour ce faire. Ici, chaque module était associé à un schéma directeur simple, des pistes de recherche et, généralement, un objectif quantifié.
Environnement séparé. Le travail de la « task force » n’est pas aisé : atteinte d’objectifs inconcevables jusque-là, remise en cause de principes solidement établis, « reengineering » de l’organisation qui ne peut réussir sans un travail d’équipe dénué d’arrières pensées… le tout dans un va et vient d’essais / erreurs ! Pour faciliter ce travail, il faut lui offrir un cadre propice, un « environnement séparé », une sorte de parenthèse dans la vie de l’entreprise, dans laquelle ses règles ordinaires n’ont pas cours et où tout peut être remis en cause. Considérations théoriques ? Il n’en est rien : des rendez-vous en tête à tête, des séances de brainstorming en petit groupe font l’affaire.
Une seconde phase de mise en œuvre, en réalité d’apprentissage. Une fois le plan conçu, les participants au projet, abasourdis par les résultats obtenus, s’endorment parfois sur leurs lauriers. La première phase du projet doit être suivie d’une mise en œuvre immédiate. Celle-ci est plus subtile qu’il n’y paraît, en effet, elle va mettre en lumière les dysfonctionnements internes, les angoisses des uns et des autres, etc. Il faut donc suivre de prêt le processus et réagir à temps. Mais le travail, s’il est parfois frustrant (comme ici, les équipes butent souvent sur des problèmes infimes, alors même qu’elles sont capables exploits dont elles ne voient pas la difficulté) n’est pas d’une grande complexité : avec un peu d’attention et d’aide, les problèmes disparaissent rapidement. On est en fait, dans une phase d’apprentissage : l’homme face à une situation qu’il ne sait résoudre est inquiet, s’il arrive à trouver une solution, la méthode pour ce faire entre, pour ainsi dire, dans ses « gènes ». D’où l’intérêt de ne pas passer à côté de ses mouvements d’humeur.
Dans ce cas, la mise en œuvre du plan a été dirigée par Agnès Armand, chaque membre de la « task force » demeurant responsable d’un « sous projet » dont un suivi hebdomadaire était réalisé.
Animation. Le succès du processus dépend de son animation. Les universitaires du management et les sociologues ont consacré une littérature considérable à la conduite du changement[8]. Pour eux changement réussi est équivalent à « leader ». L’expérience leur donne raison. Par contre ces travaux laissent penser que le « leader » est un sur-homme, généralement un grand patron charismatique (cf. Jack Welsh). Dans la réalité, être leader n’a rien d’un don du ciel exceptionnel, il s’agit simplement d’un type de tempérament assez rare, mais quand même relativement commun. Par contre il n’est pas fréquent qu’un dirigeant soit un « leader », son processus de sélection, qui privilégie essentiellement la conformité à un modèle pré existant, ne le permet pas. Le fait que les entreprises tendent à prendre les mêmes initiatives en même temps en semble une conséquence.
Dans ce cas d’illustration, une équipe d’animation a été construite en sélectionnant des personnes qui avaient fait la preuve de compétences adéquates. Agnès Armand et Pascal Rey ont joué un rôle considérable dans la réussite du projet. Leur adhésion immédiate à l’esprit de la technique utilisée a été remarquable. À noter que le président de la société qui, exception à la règle, a un tempérament de « leader », a accepté de rester en retrait pour ne pas faire d’ombre à la réflexion de son équipe de direction.
Négociation. La partie rationnelle du travail de la task force, celle qui consiste à prendre un problème bien identifié, à le mettre en équation et à le résoudre, occupe une toute petite partie du processus. Est-ce surprenant ? Si l’on prouve que l’entreprise peut croître de 100% alors qu’elle se recroquevillait depuis des décennies, c’est que quelqu’un a mal fait son travail, n’est-ce pas ? et si c’était moi ? Et puis, si je développe tel compte, ne suis-je pas en train de faire le travail de mon chef qui, lui, ne m’a jamais aidé ? L’essentiel du travail d’animation porte sur la résolution de tels problèmes. Il s’agit d’une sorte d’exercice de négociation avec et entre l’ensemble de l’organisation. C’est une des raisons pour lesquelles il est efficace que le dirigeant reste en retrait : les termes de la négociation lui sont communiqués par l’équipe d’animation ;   il fait connaître sa réponse par des mesures stimulantes.
Hommes clés. Mais attention : il ne faut pas perdre de vue l’objectif, bien concret que l’on cherche à atteindre.
Lorsque Equipe a démarré, personne n’aurait pu affirmer 1) que le marché pouvait fournir à ENTREPRISE 20% de revenus supplémentaires 2) et, si c’était le cas, si l’organisation actuelle – avec ses contraintes internationales – serait capable de transformer ce potentiel en réalité.
Identifier les opportunités et aider la société à les saisir est le travail des « hommes clés », les trouver est une des tâches essentielles des animateurs. Les « hommes clés » sont des membres de l’entreprise qui ont soit ont un tempérament de « leader » et savent piloter tout ou partie de l’évolution ; ou qui peuvent apporter des informations capitales.
Par exemple faire réussir les premières initiatives commerciales ou diriger la montée en puissance de la « supply chain », dans le premier cas. Illustration du second : un membre d’une « task force » a fait remarquer que les « non clients » de la société, à eux seuls, représentaient déjà un potentiel de 20% de son chiffre d’affaires et qu’ils n’étaient nullement inaccessibles.
Effet d’entraînement et énergie cinétique. Ce que signifie « tirer parti de l’effet de levier » doit commencer à s’éclaircir : il s’agit de profiter des effets accélérateurs que recèlent la nature de l’homme et du groupe humain.
Peut-on imaginer ce que ressent une entreprise, lorsqu’elle apprend, par le bouche-à-oreille, qu’un objectif insensé de croissance a été fixé, et qu’après une seule réunion il semble qu’il puisse être dépassé ? lorsqu’elle voit que l’éternel « pisse vinaigre » (et  employé d’élite), pour qui tout va toujours mal, commence à sourire ?
L’effet de levier, tel que je le pratique, joue essentiellement sur le mécanisme d’apprentissage humain qui est construit sur la généralisation de l’exemple, du particulier (« task force » réduite, hommes clés, attaquant un « échantillon » des problèmes de l’entreprise, etc) au général, à l’image du vaccin : résoudre un problème atténué permet de trouver une solution au problème global. Mais ce n’est pas tout, il faut aussi entretenir la dynamique du processus, son « énergie cinétique »… « build excitement ».
« build excitement ». L’homme ne peut évoluer sans motivation, sans « anxiété de survie ». Les universitaires du management parlent souvent du syndrome de la « burning platform » :  on ne saute à la mer d’une plate-forme pétrolière en feu, que lorsque la situation devient intenable. Autrement dit, il faut une crise pour évoluer. Peut-être. Mais si les crises sont indubitablement favorables à la remise en cause, elles ont l’effet pervers d’augmenter « l’anxiété d’apprentissage », la paralysie de la peur. Soit on ne saute pas à temps à la mer, soit on va s’y noyer, faute d’avoir décroché une bouée, à deux pas. Comme le montre Equipe, il est tout aussi efficace de jouer sur la stimulation, car tout l’exercice d’animation, non détaillé ici, a consisté à faire croître la stimulation de l’organisation, ce qui demande un renouvellement permanent. C’est ce que les anglo-saxons appellent « build excitement ». Comment y arrive-t-on ? en ménageant « challenges » et surprises intermédiaires comme, par exemple, une intervention inattendue du « patron de l’Europe », délivrant, sans préparation, un « speech » d’encouragement vibrant à la « task force » alors que celle-ci était convaincue d’un antagonisme France / Groupe féroce et indestructible.
Apprentissage de groupe. L’essentiel de ce qui est appris par l’entreprise lors d’un « changement » est indéfinissable, impalpable : de nouvelles compétences – de groupe - se révèlent, les relations au sein de l’entreprise évoluent, on se comprend « à demi mot »…. Le meilleur parallèle est sûrement celui de l’équipe de football : réunissez des joueurs, et si leur entraînement est efficace, vous verrez surgir un comportement d’ensemble, le groupe faisant « corps » et s’adaptant victorieusement à des situations imprévues, les joueurs anticipant implicitement les actions de leurs partenaires.
Préparation. La préparation est déterminante. Pour susciter « effet d’entraînement » et « énergie cinétique », pour comprendre comment formuler un « stretch goal » qui va mettre en mouvement l’organisation, pour savoir sur quelles bases construire un plan de stimulation (« build excitement »),… il faut une connaissance intime de la société. Ici, la préparation s’est faite lors de la mission de formation et durant l’audit de juillet.
Cette liste « d’outils » et de caractéristiques humaines qui favorisent le changement est incomplète, la littérature des sciences humaines (et mon livre) en compte beaucoup d’autres. Mais c’est assez pour une introduction.

Conclusion

L’entreprise est ingouvernable parce que sa nature même a changé : d’une hiérarchie, elle est devenue un « système », certes extrêmement performant, mais dont le comportement « non linéaire »[9], caractéristique de la nature humaine (et de la vie, d’une manière plus générale), défait les méthodes programmatiques de conduite du changement.
Les dirigeants ont donc perdu une grande partie de leur pouvoir. Comment le leur redonner ? En reconstruisant le lien qui les unissait à leur organisation. Pour cela, il suffit :
·          De se souvenir que toute décision doit être accompagnée d’une phase de « conduite du changement », du type de celle décrite ici.
·          De construire un centre de compétence en mise en œuvre de décisions. On retiendra de ce texte qu’un tel centre ne demande que quelques « leaders », et que leur travail de « changement » est compatible avec d’autres missions ; qu’il est important qu’ils restent assez longtemps dans cette fonction, l’apprentissage ne pouvant que s’effectuer à cette condition.

Annexe : « physique » de l’effet de levier et quelques références

Jay Forrester et la systémique

Contrairement à la physique classique qui ne voit que des rendements inférieurs à 1, la caractéristique du vivant c’est des effets accélérateurs colossaux (l’équivalent du fameux « battement d’aile du papillon »). Cette caractéristique est connue depuis longtemps (cf. les travaux de Poincaré), mais son utilisation ne semble pas avoir été envisagée avant Jay Forrester[10], un des fondateurs de la systémique, qui, à partir de modélisations d’automatique, a mis en lumière les propriétés des « systèmes complexes ». Il débouche sur des résultats surprenants :
·          ces systèmes complexes réagissent à l’opposé de l’intuition,
·          ils résistent au changement,
·          ce qui est bon à court terme est presque systématiquement mauvais à long terme,
·          ce que l’on prend pour une cause est généralement un symptôme,
·          s’en prendre au symptôme empire le mal… 
Une des caractéristiques des systèmes complexes est le fameux « effet de levier » : il y a des endroits du système où un petit effort peut conduire à des évolutions majeures. En fait, où intervenir est clairement en évidence, mais l’aspect contre-intuitif des systèmes fait que l’on agit exactement à l’opposé de ce qu’il faudrait.
Ces travaux sur les « systèmes complexes » que sont les villes et le monde, ont eu un fort impact dans les années soixante, ne serait-ce que parce qu’ils montraient que les maux de notre monde venaient de la croissance (et que c’était là qu’il fallait chercher « l’effet de levier »).
Mais la systémique n’est pas le seul fait de Forrester, Von Bertalanffy, Wiener ou Bateson l’ont précédé. De même qu’il n’a pas été le seul à s’intéresser à la question des systèmes complexes : la prestigieuse école de Santa Fé[11] aux USA, permet depuis une vingtaine d’années aux plus grands scientifiques du moment d’explorer leurs propriétés, liées à l’émergence de l’organisation et de la vie.

Sciences humaines, sociologie des organisations et Edgar Schein

Malheureusement, comme ceux de Forrester, ces travaux sont encore trop rudimentaires, trop proches de modélisations mathématiques, pour être utiles au manager. Pour franchir cette étape, il faut se tourner vers les sciences humaines, qui mettent en lumière les « effets accélérateurs » dont il est question dans ce texte et fournissent des outils et techniques utiles. On remarquera au passage que ces sciences ont détecté bien avant la systémique et l’école de Santa Fé, les propriétés « émergentes » des systèmes[12].
Dans ce domaine on citera les travaux d’Edgar Schein sur la culture d’entreprise[13], un concept dont il est le père.

Théorie de la décision et Herbert Simon

Pour H.Simon[14] rationalité veut dire atteindre ses objectifs. L’homme seul est aussi irrationnel qu’un gamin : il suit l’intérêt du moment sans vision à long terme. « L’organisation » est, justement, là pour « organiser » son action, pour qu’il atteigne ses objectifs quoi qu’il arrive, bref pour le rendre rationnel. En fait, l’homme se bâtit un environnement dans lequel il peut être (quasiment) parfaitement rationnel.
On est ici au cœur du problème de l’entreprise moderne, du changement qu’elle doit réussir : son dirigeant doit retrouver sa « rationalité », qu’il a perdue puisqu’il n’arrive plus à obtenir ce qu’il veut de son environnement, par l’intermédiaire de son organisation.




[2] Les fondements du contrôle de gestion, Que sais-je ? et Le contrôle de gestion, PUF.
[3] On voit au passage pourquoi le « système » est plus efficace que la hiérarchie : non seulement il est plus résistant et moins coûteux, mais encore il a la capacité d’évoluer à coût moindre.
[4] En fait, il semble être une des bases de la philosophie chinoise et donc avoir été détecté il y a plusieurs dizaines de siècles. Voir, La Chine classique, Kamenarovic, Les Belles Lettres.
[5] Peter Senge, « The leader’s New Work : Building Learning Organizations », Sloan Management Review. Automne 1990. Peter Senge est un disciple de Jay Forrester, cité en annexe.
[6] « petit déjeuner Insead » du 14 septembre 2004
[7] J’ai emprunté cette notion, de même que celle « d’anxiété de survie » au sociologue des organisations Edgar Schein (Corporate Culture Survival Guide, Jossey-Bass).
[8] Philip Kotter (Leading Change, Harvard Business School Press) distingue « leader » et « manager »:
Le manager ORGANISE, il planifie, contrôle, il met en place un mécanisme qui ne supporte pas les hasards.
Le leader réalise le CHANGEMENT. A partir d'un travail rigoureux (souvent long) d'analyse de l'information disponible, il détermine les grandes lignes de l'évolution future de l'entreprise, cette « vision » est souvent banale, ce qui compte est qu'elle respecte à la fois les intérêts des clients, des actionnaires et des employés et qu'elle puisse être efficacement mise en oeuvre. Il faut ensuite que l'entreprise aille d'elle même et d'un même pas dans la direction choisie. Pour ce faire, il doit communiquer ses idées sans relâche, convaincre (ce qui ne réussira que si il est crédible). Le leader sait transmettre l'énergie nécessaire pour dépasser les obstacles au changement, il sait motiver en jouant sur les aspirations fondamentales de ses collaborateur (enrichissement personnel, sentiment de contrôle de son existence, réalisation d'un idéal). Il les fait participer aux décisions, récompense, informe. Il suscite le « leadership » de ses employés, nécessaire à la propagation de ses idées, il favorise (développe, si ils ne sont pas suffisants) entre eux des réseaux de contacts, essentiels à la diffusion de l'information et à la coordination du processus de changement dans l'entreprise.
[9] À noter que la haute « non linéarité » du comportement humain est accessible à une expérience simple : alors qu’il est quasiment impossible de faire changer d’avis un groupe d’hommes, certaines personnes, seules, parviennent à créer une mode qui peut affecter jusqu’à l’ensemble de la planète !
[10] Trois ouvrages fameux : Industrial Dynamics, Urban Dynamics, World Dynamics
[11] Pour une introduction : Complexity, Waldrop, Simon and Schuster
[12] Le concept de base de la sociologie, très antérieure à Forrester, est qu’un ensemble d’individus, une société, est une entité (cf. la notion de système) qui a une vie propre qui, en quelque sorte, est indépendante des individus qui la constituent. Un peu à l’image de l’homme et de ses cellules.  Voir par exemple « Durkeim », Prades, Que sais-je ?
[13] Organizational Culture and Leadership, Jossey Bass
[14] Administrative Behavior, Free Press.

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