À l’occasion de la sortie de mon livre « Conduite et
Mise en Œuvre du Changement : l’Effet de Levier[1] »,
je discutais avec le dirigeant d’un opérateur de télécommunications de
l’évolution de son entreprise. Après m’avoir dit la nécessité de
restructurations annuelles, parfois franchement brutales, il remarqua que ce
changement perpétuel devait être difficilement supportable pour ses
collaborateurs. Il me fit alors observer l’évolution survenue depuis le début
de sa carrière, chez un fabricant de matériel informatique : à cette
époque le plan d’action à 5 ou 7 ans était roi !
Tout ce texte est dans cette constatation :
l’entreprise moderne a connu en vingt ou trente ans une évolution dont bien peu
de personnes ont pris la mesure. Car c’est sa nature même qui a changé et ce
changement a mis en échec ses modèles traditionnels de pilotage. Elle est
devenue, apparemment, ingouvernable.
Apparemment seulement. Nous allons voir comment reprendre la
situation en main.
La conduite du changement et son importance pratique pour le manager et pour l’Entreprise
Qu’est-ce que la « conduite du changement » ?
La « Conduite du changement » est un terme pompeux
que nous utiliserons faute de mieux.
Qu’entend-on par changement ? La notion de changement
est intimement liée à la notion de volonté et de décision. Ou, plus exactement,
de non réalisation d’une décision. Si une personne ou une organisation
n’obtiennent pas ce qu’elles désirent, elles doivent changer. Bref, le
changement de « conduite du changement » n’est pas n’importe quelle
évolution, c’est une évolution réussie, c’est-à-dire une évolution qui donne la
capacité d’obtenir ce que l’on veut de son environnement. La « conduite du
changement » est donc au cœur de la vie. Il s’agit du travail nécessaire à
la réussite de ses décisions. C’est un travail d’apprentissage, c’est-à-dire de
modification de la nature de l’homme ou du groupe humain.
Exemple : je veux être champion olympique, je ne peux
l’être actuellement (nécessité de « changement »), je m’entraîne pour
le devenir. Cet entraînement va me modifier.
La conduite du changement dans l’entreprise
De manière concrète, quand sommes-nous confrontés à une
conduite du changement ? systématiquement :
·
Un dirigeant qui se trouve
face à une entreprise dont la rentabilité est insuffisante en dépit de tous ses
efforts doit se préparer à un travail de « conduite du
changement » : le fonctionnement normal de l’entreprise ne lui permet
pas d’atteindre ses objectifs.
·
De même le responsable d’un
projet de déploiement d’un progiciel de gestion qui constate une utilisation
incorrecte de ce logiciel en dépit de tous ses efforts est face à un travail de
« conduite du changement » : il doit faire évoluer des pratiques
qui ne sont pas adaptées à ses objectifs.
·
Mais la conduite du
changement peut-être modeste : c’est le cas du manager qui, quoi qu’il
fasse, ne peut obtenir de ses équipes qu’elles respectent les horaires de
réunion. S’il tient à ce respect, il devra se préparer à un travail de
« conduite du changement ».
Tous vos efforts pour susciter l’intérêt de l’être cher sont
sans effets ? les résultats scolaires de vos enfants ne sont pas à la
hauteur de vos ambitions ?… Si l’entreprise n’est pas un sujet
suffisamment évocateur, la sphère privée fournit une multitude d’incitations à
poursuivre la lecture de ce texte.
L’entreprise moderne est-elle ingouvernable ? Les problèmes qu’elle rencontre dans ses conduites de changement
Il est très rare qu’une décision de management donne
immédiatement les résultats escomptés : il a fallu 3 versions à Microsoft
pour faire de Windows une réussite, la mise au point du 747 a failli tuer
Boeing, les premiers ordinateurs d’IBM ne trouvaient pas preneurs. Et nous ne
parlons que de réussites, mais que dire de la rentabilité du Tunnel sous la
Manche, de la stratégie de France Télécom ou d’Alcatel durant les années 2000,
de la « vision » de Vivendi, des projets grandioses des essaims de
« start up » de la « bulle Internet » ?
Sans aller aussi loin, voici quelques exemples récents de
dysfonctionnements quasiment anodins qui surgissent de nos processus actuels de
mise en œuvre de stratégies. On notera que ces dysfonctionnements n’ont fait,
en général, l’objet d’aucune action corrective et que les entreprises
concernées sont grandes et admirées.
Quelques exemples de dysfonctionnements
1er exemple. Une
multinationale déploie un ERP, un gros investissement. Son dirigeant constate
rapidement que l’utilisation du dit ERP par le siège de la société est
catastrophique. Résistance au changement ou incompétence? En fait, le
déploiement a eu du retard et on a demandé aux employés de ne pas prendre de
vacances avant d’être formés ; mais le logiciel n’est toujours pas prêt alors
que l’on arrive à la date limite de prise de congés ; tout le monde part
en même temps ; il est alors mis au point ; pour ne pas prendre de retard supplémentaire,
le chef de projet décide de le déployer le logiciel sans attendre le retour des
employés. Résultat: ils utilisent mal le logiciel parce qu’ils n’ont pas été
formés. Mais la direction générale n’en sait rien.
2ème exemple.
L’audit d’un centre d’appels montre que : l’autocommutateur qui
répartit les appels entre opérateurs fonctionne mal, un nouvel appareil a été
commandé mais n’a pas été installé (pourquoi?) ; le centre d’appels est
saturé en début de mois par des clients qui ne comprennent pas leur facture,
une lettre d’explication existe, mais le système d’information ayant changé, elle
n’est plus envoyée ; les clients se perdent entre 2
« plates-formes » dont les missions ne sont pas claires ; etc.
Commentaire. Ces
exemples, simplifiés pour tenir en quelques lignes, montrent une vérité
oubliée : l’entreprise moderne est très complexe ; l’exécution de
toute décision fait intervenir une suite de « petites » interactions
entre une multitude d’acteurs. Le moindre écart et tout le processus est
grippé.
3ème exemple.
Après une carrière brillante, un jeune dirigeant prend la tête de l’un des
métiers principaux d’une multinationale. Il fait rapidement le diagnostic qu’il
doit organiser sa production en juste à temps. Il en donne donc l’ordre à ses
équipes. 6 mois plus tard, rien n’a été fait. Mutinerie ?
Commentaire. Nouvelle
manifestation de la complexité de l’organisation, qui donne lieu à ce que la
théorie des jeux appelle « dilemme du prisonnier », c’est-à-dire la
stratégie favorable à l’intérêt individuel à court terme est nuisible à
l’intérêt du groupe et, donc, de l’individu, à long terme. Ici, si l’un des
membres de la chaîne d’approvisionnement de l’entreprise passe seul au juste à
temps, il deviendra le maillon faible du système. Il ne peut donc pas bouger.
4ème exemple.
Une entreprise décide elle-aussi de faire du juste à temps. Mais ne voulant
pas être victime du phénomène précédent, elle impose une réduction de stocks à
ses unités de production. Ses commerciaux estiment que cette diminution des
stocks fait courir des risques d’approvisionnement à leurs clients et refusent
les commandes trop importantes. Par exemple un grand client propose à la
société de lui confier 100% de ses commandes, le commercial n’en accepte que
70%.
5ème exemple.
Une entreprise donne à ses équipes de vendeurs une rémunération fixe faible
et un important « variable », avec l'idée que cela va les motiver.
Commentaire d’un observateur : estimant que l'objectif est inaccessible,
le vendeur vend peu, vit sur son fixe, trouve un conjoint fonctionnaire et de
« petits boulots » pour compléter sa rémunération.
6ème exemple.
Un dirigeant demande à ses nombreuses unités opérationnelles (qui ont la
taille de PME) de "faire du marketing" mais de renoncer à appeler des
consultants. Son idée: amener les managers opérationnels au contact du marché,
réduire les coûts de conseil. Résultat: les unités créent des centres d'appels
pour réaliser marketing téléphonique et enquêtes de marché ; les
managers ne sont pas plus proches du marché ; les coûts variables sont
devenus fixes et ont augmenté.
Commentaire. L'homme,
l'organisation ont une "logique", des envies, des règles de
fonctionnement implicites,…. Ils interprètent les événements en fonction de
cette logique. Dans le 5ème exemple, les commerciaux ont un faible
optimisme quant à leurs performances, mais, pour autant, ils ne veulent ni
mourir de faim, ni chercher un autre emploi, ils complètent leurs revenus en
tirant partie des ressources du système. Dans le 6ème exemple, on
peut imaginer que la logique du « manager opérationnel » est de faire
"grossir" son unité (la taille de l’unité dirigée étant généralement
perçue comme un signe de réussite), et qu’il interprète la décision dans un
sens qui l'arrange: développer ses équipes.
On voit se dessiner le phénomène qu’Henri Bouquin[2]
appelle, dans son domaine, le « paradoxe du contrôle de gestion » :
une direction générale impose des règles de contrôle qui semblent ne pouvoir
que lui être favorables. Ses équipes en font un usage logique mais qui va à
l’opposé exact des idées initiales.
De l’urgence de construire une « ingénierie » de la conduite du changement
Ces exemples permettent de dégager deux conclusions :
·
Complexité des
entreprises (et ces exemples ont été considérablement simplifiés). Chacune
de leurs actions demande une infinité de petites décisions et d’actions d’une
multitude d’acteurs. Si bien que les décisions les plus importantes peuvent
être bloquées par des problèmes infimes et invisibles.
·
Les acteurs de
l’entreprise sont isolés et ne peuvent pas seuls résoudre leurs problèmes,
qui sont « emmêlés ». Il faut une vision et une coordination
globales. En l’absence de celles-ci l’organisation fait plus que résister au
changement, elle le considère comme une agression qu’il convient de tuer.
Ce qui donne à l’entreprise moderne son fascinant pouvoir de
destruction est la combinaison de ces deux phénomènes : la complexité de
ses mécanismes et la capacité de ses membres à refuser le changement. Alors que
dans l’organisation « classique » chaque acteur est isolé, on se
trouve aujourd’hui en face d’une masse complexe de processus d’interaction
imbriqués. Du coup, la tendance à l’inertie de chaque individu, anecdotique
pour une organisation bien compartimentée, devient la dominante du système.
C’est ici que se trouve le changement de nature évoqué en introduction.
La théorie des systèmes fournit une interprétation élégante
de ce phénomène. L’entreprise moderne, en passant d’une organisation
hiérarchique à une organisation « imbriquée », est devenue un
système, c’est-à-dire que l’interaction entre ses parties ne peut plus être
négligée. Une des propriétés d’un système est d’avoir une identité propre,
autrement dit de résister au changement. En quelque sorte, il développe un
« système immunitaire » qui le défend des agressions externes.
Le corps humain fournit un exemple évident de système. Il
n’est d’ailleurs pas bien difficile de déceler le système sous
l’entreprise : ne maintient-elle pas aussi des performances sensiblement
égales et ce en dépit des aléas, quasiment d’elle-même ?
La conséquence est immédiate : les stratégies des
dirigeants tendent à être considérées par le système comme des perturbations et
tuées. La situation est critique et doit être prise au sérieux.
Vers une ingénierie de la conduite du changement : l’effet de levier
Impasse ? non, il y a des solutions :
·
Pourquoi ne pas revenir,
seulement pour les changements, à un système hiérarchique ? Par exemple,
lors d’une fusion, on ajoutera des organisations supplémentaires chargées de
rapprocher des métiers identiques. Une fois la transition passée, on laissera
l’organisation gagner en performance. Mais c’est un processus lourd et
coûteux.
·
On peut tenter d’exploiter
une des caractéristiques des systèmes, qui est de posséder un mécanisme de
changement, certainement bien dissimulé, mais qui permet d’agir quasiment sans
effort. C’est « l’effet de levier »[3].
Malheureusement, même si ce fameux effet de levier est apparu dans la science
occidentale il y a au moins 50 ans[4], on
ne peut que constater que les grands changements de notre civilisation se font
rarement sans casse… Tout mon travail consiste à chercher à trouver comment
l’utiliser.
Que ceux que la théorie inquiète se rassurent : j’ai
progressé de manière inverse. L’idée à l’origine du livre « Conduite et
Mise en Œuvre du Changement : L’effet de Levier » vient d’un de mes
associés de l’époque qui avait constaté une curieuse caractéristique de ma
technique de conseil, et, précédemment, de management : mes interventions
tendaient à avoir un impact démesuré. Le croisement entre l’analyse de mon
expérience et un article de Peter Senge[5] m’a
fait découvrir du même coup systémique, effet de levier, et une coïncidence
étonnante entre ce que j’avais observé et ce qui était prédit par la théorie.
Mon livre y a gagné son titre.
Mais, pour comprendre en quoi consistent l’effet de levier
et ma technique, il n’y a rien de mieux qu’un exemple. En voici un, issu d’une
mission postérieure à la sortie du livre « Conduite et Mise en Œuvre du
Changement : L’effet de Levier ».
Un cas
Cet exemple fait l’objet d’un « petit déjeuner
Insead » et d’une étude de cas du CREFIGE de L’université Dauphine.
Cependant, les noms de l’entreprise et de ses dirigeants ont été maquillés.
Le contexte. La société
est issue d’un groupe international qui l’a vendue à un fonds d’investissement
en 2001. Entreprise Ltd réalise
environ 500M€ de CA. Entreprise
Europe du Sud, dont Alain Lefevre est P-DG dépend de l’unité Europe. Entreprise France, une partie de Entreprise Europe du Sud (avec l’Italie
et l’Espagne), possède deux unités de production, mais, en gros, son rôle est essentiellement de vendre la
production d’usines qui se trouvent un peu partout en Europe. Entreprise France est donc
essentiellement un réseau de distribution, dont les personnels clés sont les
responsables de compte ou ATC et les chefs de produits. La société vend deux
gammes de produits à deux types de clients distincts. Elle est divisée en deux
parties (que nous appellerons « Division 1 et Division 2 »),
correspondant à deux sociétés qui ont fusionné. Les principaux managers :
Alain Lefevre
|
P-DG Europe du sud
|
Arrivé en 2003
|
Agnès Armand
|
DRH
|
chef du projet « Equipe »
|
Alain Léger
|
Responsable Qualité
|
|
Christian Bastière
|
Responsable Division 1 (80% du CA)
|
|
John Becidan
|
Responsable Division 2 (20% du CA)
|
Prend sa retraite et est remplacé par Philippe Begoc
|
Nicole Milot
|
Responsable Supply chain et directrice de la principale
usine du groupe en France
|
|
Pascal Rey
|
Chef de produit puis chef d’une nouvelle Division, créée à
l’issu du projet Equipe
|
Co-animateur du projet Equipe (avec moi) : cette
position permettait de placer un cadre à haut potentiel en situation de
prendre de nouvelles responsabilités sans inquiéter ses anciens managers et
collègues.
|
Patricia Mangin
|
Responsable Relation Client
|
|
Philippe Begoc
|
Chef de produit puis responsable Division 2
|
|
Philippe Mur
|
Directeur financier
|
Nouvellement embauché (août 2003)
|
Le projet Equipe. Voici
comment Alain Lefevre présente la situation qu’il a trouvée[6]
lorsqu’il arrive à la tête de la société début 2003 :
Vous venez d’être nommé directeur général d’une zone géographique
par un groupe international, n°1 mondial de son secteur. Ce groupe est issu
d’un LBO, qui l’a extrait d’un groupe pétrolier. Son actionnaire principal est
un fonds d’investissement. Le marché final de la société est en pleine
délocalisation vers l’Est et recomposition en France. Le groupe a dû passer,
depuis une dizaine d’années, par des séries de plans de restructuration, l’un
d’entre eux lui a fait perdre son centre de recherche, considéré par certains
comme la source de son avantage concurrentiel, un autre l’a allégé de
nombreuses usines dont la principale usine française. L’unité dont vous prenez
la direction est sortie moralement sinistrée de ces événements : vos équipes
broient du noir et interprètent toute annonce, même bonne, comme l’augure d’un
plan de licenciement. Elles sont d’ailleurs convaincues que leur marché est
condamné. Et votre management intermédiaire, à de rares exceptions près, ne
sait qu’hurler avec les loups – ce qui ne l’empêche pas d’être fortement
critiqué par ses propres équipes, pour son inefficacité opérationnelle.
Vos prédécesseurs ? Un
brillant homme d’appareil, anglais comme la maison mère , polyculturel
mais peu préoccupé par le terrain et les hommes. Puis un Brésilien européanisé,
flamboyant, qui a infantilisé ses
managers et n’a pas su intégrer la partie française d’une acquisition
européenne : la part de marché de la
société acquise est aujourd’hui quasiment nulle !
Pourtant, l’image de marque exceptionnelle de votre
société, la compétence évidente de vos équipes, et, tout simplement, votre
instinct, vous montrent qu’il y a un « coup » à faire, que la débâcle apparente
du marché est la « rupture » qui permet de redistribuer des cartes jusque-là
figées.
Mais a-t-on les moyens d’une stratégie agressive, qui ne peut donner des résultats qu’à un
horizon de 2 ans, quand on est français au sein d’un groupe anglais dont
l’actionnaire est un fonds et, surtout, que vous dépendez pour la réussite de
vos plans, d’équipes fondamentalement démotivées ? Ne serait-il pas raisonnable
d’oublier vos rêves de conquête et de gérer avec prudence votre carrière ?
J’entrai dans l’entreprise début 2003, dans le cadre d’un
projet européen de formation des chefs de produits et ATC. Fin mars, j’envoyais
la note suivante à Alain Lefevre :
(…) je pense que si Entreprise
France a de bons fondamentaux, la société est vraiment très loin d’optimiser
son potentiel, et ce parce qu’à force de faire des trous dans la coque pour
alléger le bateau (et séduire les investisseurs), le groupe a fini par le faire
perdre en vitesse. Il est vrai qu’il est difficile de résister à la tentation
d’éliminer les investissements à long terme (le centre de recherche, les
mécanismes de coordination internes, la culture marketing, les achats de
sous-traitance, etc.), ce qui évite la tâche délicate de rechercher des gains
de productivité et de combattre les dysfonctionnements coûteux. Consolider le
navire doit-il être une priorité ? Peut-être pas. En effet, la réputation de Entreprise est un gage d’inertie, ses
chefs de produits / ATC sont d’une bonne trempe et d’une grande autonomie, et
ses concurrents ne sont pas très impressionnants. D’un autre côté, j’ai vu
beaucoup de choses bizarres dans ma vie de consultant : une embarcation un peu
fragilisée peut avoir un comportement inattendu : une petite tempête, la
nécessité de faire quelques innocents trous supplémentaires et pour une raison
inconnue une sorte de cercle vicieux s’installe qui s’achève en dislocation.
À la suite de quoi, je rencontrais Alain Lefevre (entraperçu
jusque-là) pour lui exposer ma vision de la situation et lui donner mon livre.
En juin, il me rappelait : il avait fait passer les réformes qui étaient
de son rôle, il fallait maintenant que l’idée des nouvelles évolutions viennent
de ses collaborateurs. Il voulait mettre en œuvre ce qu’il avait lu dans mon
livre au sein de son entreprise. Début Juillet, Alain Lefevre annonçait le
projet « EQUIPE ». Annonce immédiatement interprétée comme un plan de
restructuration !
Audit et calibrage du projet.
Durant le mois de juillet, j’interviewais les managers, de manière à connaître
leur état d’esprit et leur analyse des problèmes à résoudre et des solutions
envisageables.
La principale difficulté de cette phase était de trouver un
« stretch goal », susceptible de motiver l’entreprise, Alain Lefevre
ayant éliminé la possibilité de choisir un objectif financier, la conquête de
nouveaux revenus étant longue et hasardeuse. Pourtant, en observant les
résultats de cet audit, il décidait de viser une augmentation de chiffre
d’affaires de 20%. C’était inattendu : le marché de la société est en
contraction ; ses parts de marché sont très élevées.
Une « task force » était choisie (les principaux
dirigeants de la société). Son rôle : proposer un plan d’action permettant
d’atteindre les objectifs visés. Des « lettres de mission »
détaillées étaient définies autour de 11 « modules », précisant
objectifs spécifiques et mode d’attaque de la question (méthodologie et temps
alloué – en général 2 ou 3 réunions). Chaque membre de la task force étant
responsable d’au moins un module. Parmi ces 11 modules,
·
2 consistaient à rechercher
comment atteindre les objectifs de chiffre d’affaires ;
·
les autres devaient adapter
l’organisation interne aux exigences de sa nouvelle stratégie, et, notamment,
éliminer les dysfonctionnements qui pourraient la menacer. Exemples de
« modules » :
Spécification
|
Gestion du très grand nombre de documents légaux
accompagnant les produits.
|
Clients douteux
|
Limiter les risques de la société face aux dépôts de bilan
de ses clients (une menace permanente), sans pour autant se fermer la
clientèle d’un marché par nature fait de sociétés fragiles.
|
Relation avec les usines et le marketing européen
|
Comment se faire entendre du groupe qui « doit
être à notre service plutôt que nous au sien ». Un problème majeur
puisque le succès de l’entreprise dépend d’adaptation de produits qu’elle ne
fabrique pas à un marché local qui représente quelques pour cent du marché
mondial.
|
Réclamations
|
Comment faire disparaître un problème coûteux : la
tendance de certains clients à demander des dommages et intérêts ruineux pour
des problèmes dont la société n’est pas responsable, mais dont il lui est
très difficile de se disculper, les produits incriminés étant fabriqués par
des usines éloignées et peu enclines à répondre aux demandes
d’information ?
|
Taux de service
|
Comment améliorer brutalement la performance de la supply
chain, à la fois en termes de service client (la réactivité demandée est
considérable) et de coût ?
|
Ingénieur d’application
|
Comment répondre à l’évolution du marché qui ne peut aller
que du produit vers le service. Conséquences pour la société ?
|
Montée en puissance des usines de production.
|
|
Motivation
|
Comprendre les attentes de l’entreprise, ses frustrations,
etc. Aucun plan de développement ambitieux ne peut se faire sans la
participation de tous, et celle-ci ne peut-être acquise que s’ils y trouvent
leur compte. Dans ce cas, cet audit était d’autant plus important que les
membres de l’entreprise étaient particulièrement démotivés par une suite de
restructurations et par la croyance tenace que, du fait des délocalisations
de leurs clients, leur marché allait disparaître dans les 5 ans.
|
La demande faite aux participants était non seulement de
produire un plan, mais encore que ce plan débouche immédiatement sur une série
d’actions significatives. Dans certains cas on ne demandait rien de moins que
d’éliminer en quelques semaines un problème qui semblait insoluble depuis des
années.
Agnès Armand, qui était associée au projet depuis son
origine et en était la cheville ouvrillère, était nommée chef de projet. Il
était proposé à Pascal Rey d’être co-animateur d’Equipe, pour deux
raisons : apprécié de tous, il avait aussi une excellente connaissance de
tous les métiers de l’entreprise ; de façon à faciliter la transition de
ce cadre à haut potentiel vers un poste de responsabilité qu’Alain Lefevre et
Agnès Armand ne savaient pas encore définir avec exactitude.
Préparation. Le 4
septembre, les lettres de mission étaient présentées à la task force en lui
demandant de les commenter, afin d’en faire une version définitive qui puisse
être présentée à l’ensemble de la société, et en particulier aux chefs de
produits et ATC au volontariat de qui l’on faisait appel en particulier pour
rechercher les moyens d’augmenter le chiffre d’affaires. Certains membres de la
task force s’indignaient d’un texte trop directif. Cependant, ils lui
apportèrent très peu de modifications… Le 17 septembre, les lettres de mission
étaient présentées aux ATC et chefs de produit. Après deux heures de chahut
(objectif inatteignable !), les volontaires se bousculaient pour
participer aux groupes de travail prévus ! Un planning était immédiatement
défini, son terme : une présentation des plans d’action le 30 et 31
Octobre en « résidentiel ».
Déroulement. Le projet
s’est déroulé sans grandes difficultés (ou, plus exactement, sans difficultés
inhabituelles pour ce type d’approche). Les commissions, plus ou moins
motivées, rencontraient plus ou moins de succès dans leur travail (mais pas
d’échec), mais les commissions « phares », notamment celles qui
devaient proposer des pistes d’augmentation de CA, et celle qui devait
travaillait sur l’optimisation de la « supply chain », sujet de
contentieux depuis des années, réussissaient au delà de toute attente.
Présentation finale.
Lors du séminaire du 30 / 31 Octobre, chaque responsable de projet présentait
les résultats de ses travaux. Un plan d’action détaillé de plus de 200 actions
en était déduit. Non seulement, tous les sujets avaient été traités
correctement, mais à la surprise générale le potentiel de développement
accessible à moyen terme était très au delà des 20% : un doublement de
marché est tout à fait possible… Encore, plus inattendu : certaines personnes
sortaient transformées de la réunion.
Exemple marquant : Nicole Milot, considérée comme
une femme de principes immuables, inaccessible, se disait convertie à la
communication directe et mettait immédiatement à exécution ses résolutions tout
en débloquant une série de situations qui semblaient jusque-là inextricables.
Un résultat important : le problème principal d’Entreprise était, comme l’a dit son dirigeant, qu’elle ne
jouait pas en « équipe », l’individualisme dominant.
La suite du projet EQUIPE.
Immédiatement après, Alain Lefevre procédait à une restructuration, afin de
mettre en place les structures nécessaires à la mise en œuvre du plan. Cette
restructuration, assez délicate (une vingtaine de postes étaient
concernés ; elle entraînait une perte de pouvoir pour certains, et la
promotion de « nouveaux » - Philippe Begoc et Pascal Rey – ainsi
qu’un nouveau partage des portefeuilles commerciaux) était menée à bien en un
mois, en dépit de la nécessité de négociations usantes.
Mais une surprise attendait les dirigeants de
l’entreprise : les résultats du projet avaient donné raison à l’analyse
des membres de la société et nié les orientations générales du siège européen.
On pouvait donc s’attendre à ce que les managers de la société, après des
années d’un conflit sourd et déprimant, en soient satisfaits, se sentent
reconnus et soutenus et, peut-être, en marquent de la reconnaissance à leur
dirigeant. Or, l’effet fut inverse : certains d’entre-eux continuaient, de
manière extrêmement bruyante, à faire part de leur mécontentement, expliquant
que la nouvelle stratégie (qu’ils avaient pourtant défendue quand le groupe
n’en voulait pas) n’avait aucune chance de succès !
L’interprétation de ce paradoxe ? Probablement le
manque de confiance en soi. Les managers, qui jusque-là avaient peu pouvoir, se
trouvaient maintenant responsables de le mise en œuvre des stratégies dont ils
avaient été les initiateurs… la critique est facile, l’art est difficile.
Alain Lefevre et Agnès Armand ont alors utilisé les
ressources que leur donnait le « plan d’action » : celui-ci
fixait des objectifs détaillés à chaque manager, découpaient sa mission en
étapes peu ambitieuses, donnant lieu à un rendez-vous avec ses dirigeants. À
chaque étape, ils ont aidé, sans paraître intervenir, les managers à identifier
et à trouver des solutions aux problèmes qu’ils rencontraient. Une fois les
premiers succès obtenus, la grogne a disparu. Petit à petit, les plus fortes
résistances au changement se sont ralliées au projet et pourraient même en
prendre la tête.
Fin décembre, la plupart des sous-projets figurant dans le
plan d’action avaient atteint leurs objectifs, les sous-projets commerciaux
étaient même en avance sur leur plan de marche. En avril, la société était,
quasiment une première dans son histoire, au dessus de ses prévisions de
budget, alors même que son marché avait connu une dégradation plus forte que
prévue. Le moral des équipes atteignait un sommet.
Quels gains ? Il
est trop tôt pour juger les bénéfices à long terme du projet, cependant, il semble
bien que l’on puisse parler du passage d’un cercle vicieux, à un cercle
vertueux :
Initialement. Pilotage par marge brute : tout
produit qui a une marge brute trop faible est éliminé. Progressivement elle
se replie sur elle-même, et subit une série de plans de restructuration.
Problème classique d’une mauvaise allocation des coûts fixes peu affectés par
les restructurations et qui pèsent de plus en plus lourd sur ce qui
survit ?
|
Equipe et après. La contribution principale du
projet Equipe, est de parier sur une gamme de produits jusque-là considérée
comme insuffisamment rentable. Le
chiffre d’affaires additionnel est considérable (équivalent au chiffre
d’affaires actuel), en outre, on découvre une demande forte du marché pour
des innovations. Les marges sont (peut-être) plus faibles que celle de
l’offre traditionnelle, mais la contribution au résultat est positive, car il
y a peu de coûts associés, il s’agit surtout d’une meilleure charge du réseau
de distribution.
Le cercle vertueux. Du fait de l’étendue de ses
ventes, la société peut adopter une stratégie de « bundling »
susceptible d’éliminer ses concurrents spécialisés (par ailleurs fragiles et
souvent peu estimés des clients) ; la société devient un
« fournisseur qui compte » et surtout un fournisseur qui en sait
plus sur le métier de son client que son client lui-même. Du coup celui-ci
commence à demander à Entreprise
des conseils sur ses processus (comme le montre l’intérêt croissant du marché
pour son « produit »
d’audit, le « total methoding »).
|
Enseignements : techniques et leviers de changement
Ce cas présente une technique utile ainsi que quelques
propriétés de l’homme et du groupe humain qui facilitent le changement :
Construire un plan d’action.
Cette technique est remarquablement efficace dans tous les « grands
changements » et dans la plupart des plus modestes. Son principe : au
lieu, comme à l’habitude, de décider et d’attendre d’être obéi, ou de confier
l’exécution de la mise en œuvre de sa décision à un prestataire, le dirigeant
va demander à des collaborateurs directs (« task force ») de lui
proposer un plan d’action opérationnel détaillé et les moyens nécessaires pour
atteindre les objectifs qu’il s’est fixés.
L’idée est double : on ne « résiste » pas à
un projet que l’on a conçu ; cette technique permet de réaliser la
nécessaire coopération entre fonctions que demande l’entreprise moderne.
Bénéfice supplémentaire : la mise en œuvre du plan est immédiate puisque
ses artisans sont aussi ceux qui vont l’exécuter. La particularité de l’approche
est qu’elle se fait en plus du travail normal de l’entreprise, et sur un laps
de temps court.
Task force. La
« task force » est en quelque sorte une synthèse de l’entreprise, un
résumé de son fonctionnement, qui va simuler la mise en œuvre de la décision.
Une fois son travail achevé, les chances de dysfonctionnements résiduels seront
faibles (cf. précédent paragraphe).
Stretch goal.
L’expérience montre que l’exercice est d’autant facilité, qu’on lui fixe un
objectif à la fois extrêmement difficile, mais que l’on sait réalisable, et
très motivant.
Dans l’exemple d’illustration, ce que voulait faire
trépasser le dirigeant de l’entreprise c’était la démotivation de ses équipes
et leur individualisme forcené, il pensait qu’il ne pourrait y arriver qu’en
attaquant le cœur de leur inquiétude : la peur du chômage et de la
disparition d’un métier qui était bien plus qu’un gagne pain. Le seul
moyen ? relancer la croissance de l’entreprise. Le niveau de l’objectif a
été fixé sur la base du constat que certains marchés importants avaient été
sous-exploités par la stratégie mondiale et par le management local ; mais
aussi en cherchant un objectif symbolique qui frappe les esprits et ne les
quitte jamais : pour une personne qui vit depuis une décennie dans un monde
qui se contracte, le chiffre de 20% est inconcevable.
Durée courte / en plus de l’activité
normale. La caractéristique de cette technique est d’exiger un
travail en temps masqué. Les constatations qui fondent cette exigence :
aller vite, permet d’aller à l’essentiel, la durée est le pire ennemi de
l’efficacité ; la difficulté perçue de l’exercice (source de résistance au
changement) est réduite par un délai court et le maintien d’une activité
« normale » diminue le stress de l’inconnu.
Méthodologie ambulatoire.
L’expérience montre qu’il est important de faire baisser « l’anxiété
d’apprentissage »[7] des
participants. Leur proposer des objectifs et une méthodologie convaincante qui
les guident est efficace pour ce faire. Ici, chaque module était associé à un
schéma directeur simple, des pistes de recherche et, généralement, un objectif
quantifié.
Environnement séparé. Le
travail de la « task force » n’est pas aisé : atteinte
d’objectifs inconcevables jusque-là, remise en cause de principes solidement
établis, « reengineering » de l’organisation qui ne peut réussir sans
un travail d’équipe dénué d’arrières pensées… le tout dans un va et vient
d’essais / erreurs ! Pour faciliter ce travail, il faut lui offrir un
cadre propice, un « environnement séparé », une sorte de parenthèse
dans la vie de l’entreprise, dans laquelle ses règles ordinaires n’ont pas
cours et où tout peut être remis en cause. Considérations théoriques ? Il
n’en est rien : des rendez-vous en tête à tête, des séances de
brainstorming en petit groupe font l’affaire.
Une seconde phase de mise en œuvre, en
réalité d’apprentissage. Une fois le plan conçu, les
participants au projet, abasourdis par les résultats obtenus, s’endorment
parfois sur leurs lauriers. La première phase du projet doit être suivie d’une
mise en œuvre immédiate. Celle-ci est plus subtile qu’il n’y paraît, en effet,
elle va mettre en lumière les dysfonctionnements internes, les angoisses des
uns et des autres, etc. Il faut donc suivre de prêt le processus et réagir à
temps. Mais le travail, s’il est parfois frustrant (comme ici, les équipes
butent souvent sur des problèmes infimes, alors même qu’elles sont capables
exploits dont elles ne voient pas la difficulté) n’est pas d’une grande
complexité : avec un peu d’attention et d’aide, les problèmes
disparaissent rapidement. On est en fait, dans une phase d’apprentissage :
l’homme face à une situation qu’il ne sait résoudre est inquiet, s’il arrive à
trouver une solution, la méthode pour ce faire entre, pour ainsi dire, dans ses
« gènes ». D’où l’intérêt de ne pas passer à côté de ses mouvements
d’humeur.
Dans ce cas, la mise en œuvre du plan a été dirigée par
Agnès Armand, chaque membre de la « task force » demeurant
responsable d’un « sous projet » dont un suivi hebdomadaire était réalisé.
Animation. Le succès du
processus dépend de son animation. Les universitaires du management et les
sociologues ont consacré une littérature considérable à la conduite du
changement[8].
Pour eux changement réussi est équivalent à « leader ». L’expérience
leur donne raison. Par contre ces travaux laissent penser que le
« leader » est un sur-homme, généralement un grand patron
charismatique (cf. Jack Welsh). Dans la réalité, être leader n’a rien d’un don
du ciel exceptionnel, il s’agit simplement d’un type de tempérament assez rare,
mais quand même relativement commun. Par contre il n’est pas fréquent qu’un
dirigeant soit un « leader », son processus de sélection, qui
privilégie essentiellement la conformité à un modèle pré existant, ne le permet
pas. Le fait que les entreprises tendent à prendre les mêmes initiatives en
même temps en semble une conséquence.
Dans ce cas d’illustration, une équipe d’animation a été
construite en sélectionnant des personnes qui avaient fait la preuve de
compétences adéquates. Agnès Armand et Pascal Rey ont joué un rôle considérable
dans la réussite du projet. Leur adhésion immédiate à l’esprit de la technique
utilisée a été remarquable. À noter que le président de la société qui,
exception à la règle, a un tempérament de « leader », a accepté de
rester en retrait pour ne pas faire d’ombre à la réflexion de son équipe de
direction.
Négociation. La partie
rationnelle du travail de la task force, celle qui consiste à prendre un
problème bien identifié, à le mettre en équation et à le résoudre, occupe une
toute petite partie du processus. Est-ce surprenant ? Si l’on prouve que
l’entreprise peut croître de 100% alors qu’elle se recroquevillait depuis des
décennies, c’est que quelqu’un a mal fait son travail, n’est-ce pas ? et
si c’était moi ? Et puis, si je développe tel compte, ne suis-je pas en
train de faire le travail de mon chef qui, lui, ne m’a jamais aidé ?
L’essentiel du travail d’animation porte sur la résolution de tels problèmes.
Il s’agit d’une sorte d’exercice de négociation avec et entre l’ensemble de
l’organisation. C’est une des raisons pour lesquelles il est efficace que le
dirigeant reste en retrait : les termes de la négociation lui sont
communiqués par l’équipe d’animation ;
il fait connaître sa réponse par des mesures stimulantes.
Hommes clés. Mais
attention : il ne faut pas perdre de vue l’objectif, bien concret que l’on
cherche à atteindre.
Lorsque Equipe a démarré, personne n’aurait pu affirmer 1)
que le marché pouvait fournir à ENTREPRISE 20% de revenus supplémentaires 2)
et, si c’était le cas, si l’organisation actuelle – avec ses contraintes
internationales – serait capable de transformer ce potentiel en réalité.
Identifier les opportunités et aider la société à les saisir
est le travail des « hommes clés », les trouver est une des tâches
essentielles des animateurs. Les « hommes clés » sont des membres de
l’entreprise qui ont soit ont un tempérament de « leader » et
savent piloter tout ou partie de l’évolution ; ou qui peuvent apporter des
informations capitales.
Par exemple faire réussir les premières initiatives
commerciales ou diriger la montée en puissance de la « supply
chain », dans le premier cas. Illustration du second : un membre
d’une « task force » a fait remarquer que les « non
clients » de la société, à eux seuls, représentaient déjà un potentiel de
20% de son chiffre d’affaires et qu’ils n’étaient nullement inaccessibles.
Effet d’entraînement et énergie
cinétique. Ce que signifie « tirer parti de l’effet de
levier » doit commencer à s’éclaircir : il s’agit de profiter des
effets accélérateurs que recèlent la nature de l’homme et du groupe humain.
Peut-on imaginer ce que ressent une entreprise,
lorsqu’elle apprend, par le bouche-à-oreille, qu’un objectif insensé de
croissance a été fixé, et qu’après une seule réunion il semble qu’il puisse
être dépassé ? lorsqu’elle voit que l’éternel « pisse vinaigre »
(et employé d’élite), pour qui tout va
toujours mal, commence à sourire ?
L’effet de levier, tel que je le pratique, joue
essentiellement sur le mécanisme d’apprentissage humain qui est construit sur
la généralisation de l’exemple, du particulier (« task force »
réduite, hommes clés, attaquant un « échantillon » des problèmes de
l’entreprise, etc) au général, à l’image du vaccin : résoudre un problème
atténué permet de trouver une solution au problème global. Mais ce n’est pas
tout, il faut aussi entretenir la dynamique du processus, son « énergie
cinétique »… « build excitement ».
« build excitement ». L’homme ne peut évoluer sans motivation, sans
« anxiété de survie ». Les universitaires du management parlent
souvent du syndrome de la « burning platform » : on ne saute à la mer d’une plate-forme
pétrolière en feu, que lorsque la situation devient intenable. Autrement dit,
il faut une crise pour évoluer. Peut-être. Mais si les crises sont
indubitablement favorables à la remise en cause, elles ont l’effet pervers
d’augmenter « l’anxiété d’apprentissage », la paralysie de la peur.
Soit on ne saute pas à temps à la mer, soit on va s’y noyer, faute d’avoir
décroché une bouée, à deux pas. Comme le montre Equipe, il est tout aussi
efficace de jouer sur la stimulation, car tout l’exercice d’animation, non
détaillé ici, a consisté à faire croître la stimulation de l’organisation, ce
qui demande un renouvellement permanent. C’est ce que les anglo-saxons
appellent « build excitement ». Comment y arrive-t-on ? en
ménageant « challenges » et surprises intermédiaires comme, par
exemple, une intervention inattendue du « patron de l’Europe »,
délivrant, sans préparation, un « speech » d’encouragement vibrant à
la « task force » alors que celle-ci était convaincue d’un
antagonisme France / Groupe féroce et indestructible.
Apprentissage de groupe.
L’essentiel de ce qui est appris par l’entreprise lors d’un « changement »
est indéfinissable, impalpable : de nouvelles compétences – de groupe - se
révèlent, les relations au sein de l’entreprise évoluent, on se comprend
« à demi mot »…. Le meilleur parallèle est sûrement celui de l’équipe
de football : réunissez des joueurs, et si leur entraînement est efficace,
vous verrez surgir un comportement d’ensemble, le groupe faisant
« corps » et s’adaptant victorieusement à des situations imprévues,
les joueurs anticipant implicitement les actions de leurs partenaires.
Préparation. La
préparation est déterminante. Pour susciter « effet d’entraînement »
et « énergie cinétique », pour comprendre comment formuler un
« stretch goal » qui va mettre en mouvement l’organisation, pour
savoir sur quelles bases construire un plan de stimulation (« build
excitement »),… il faut une connaissance intime de la société. Ici, la
préparation s’est faite lors de la mission de formation et durant l’audit de
juillet.
Cette liste « d’outils » et de caractéristiques
humaines qui favorisent le changement est incomplète, la littérature des
sciences humaines (et mon livre) en compte beaucoup d’autres. Mais c’est assez
pour une introduction.
Conclusion
L’entreprise est ingouvernable parce que sa nature même a
changé : d’une hiérarchie, elle est devenue un « système »,
certes extrêmement performant, mais dont le comportement « non
linéaire »[9],
caractéristique de la nature humaine (et de la vie, d’une manière plus
générale), défait les méthodes programmatiques de conduite du changement.
Les dirigeants ont donc perdu une grande partie de leur
pouvoir. Comment le leur redonner ? En reconstruisant le lien qui les
unissait à leur organisation. Pour cela, il suffit :
·
De se souvenir que toute
décision doit être accompagnée d’une phase de « conduite du
changement », du type de celle décrite ici.
·
De construire un centre de
compétence en mise en œuvre de décisions. On retiendra de ce texte qu’un tel
centre ne demande que quelques « leaders », et que leur travail de
« changement » est compatible avec d’autres missions ; qu’il est
important qu’ils restent assez longtemps dans cette fonction, l’apprentissage
ne pouvant que s’effectuer à cette condition.
Annexe : « physique » de l’effet de levier et quelques références
Jay Forrester et la systémique
Contrairement à la physique classique qui ne voit que des
rendements inférieurs à 1, la caractéristique du vivant c’est des effets
accélérateurs colossaux (l’équivalent du fameux « battement d’aile du
papillon »). Cette caractéristique est connue depuis longtemps (cf. les
travaux de Poincaré), mais son utilisation ne semble pas avoir été envisagée
avant Jay Forrester[10],
un des fondateurs de la systémique, qui, à partir de modélisations
d’automatique, a mis en lumière les propriétés des « systèmes
complexes ». Il débouche sur des résultats surprenants :
·
ces systèmes complexes
réagissent à l’opposé de l’intuition,
·
ils résistent au
changement,
·
ce qui est bon à court
terme est presque systématiquement mauvais à long terme,
·
ce que l’on prend pour une
cause est généralement un symptôme,
·
s’en prendre au symptôme
empire le mal…
Une des caractéristiques des systèmes complexes est le
fameux « effet de levier » : il y a des endroits du système où un petit effort
peut conduire à des évolutions majeures. En fait, où intervenir est clairement
en évidence, mais l’aspect contre-intuitif des systèmes fait que l’on agit
exactement à l’opposé de ce qu’il faudrait.
Ces travaux sur les « systèmes complexes » que
sont les villes et le monde, ont eu un fort impact dans les années soixante, ne
serait-ce que parce qu’ils montraient que les maux de notre monde venaient de
la croissance (et que c’était là qu’il fallait chercher « l’effet de
levier »).
Mais la systémique n’est pas le seul fait de Forrester, Von
Bertalanffy, Wiener ou Bateson l’ont précédé. De même qu’il n’a pas été le seul
à s’intéresser à la question des systèmes complexes : la prestigieuse
école de Santa Fé[11] aux
USA, permet depuis une vingtaine d’années aux plus grands scientifiques du
moment d’explorer leurs propriétés, liées à l’émergence de l’organisation et de
la vie.
Sciences humaines, sociologie des organisations et Edgar Schein
Malheureusement, comme ceux de Forrester, ces travaux sont
encore trop rudimentaires, trop proches de modélisations mathématiques, pour
être utiles au manager. Pour franchir cette étape, il faut se tourner vers les
sciences humaines, qui mettent en lumière les « effets
accélérateurs » dont il est question dans ce texte et fournissent des
outils et techniques utiles. On remarquera au passage que ces sciences ont
détecté bien avant la systémique et l’école de Santa Fé, les propriétés
« émergentes » des systèmes[12].
Dans ce domaine on citera les travaux d’Edgar Schein sur la
culture d’entreprise[13], un
concept dont il est le père.
Théorie de la décision et Herbert Simon
Pour H.Simon[14]
rationalité veut dire atteindre ses objectifs. L’homme seul est aussi
irrationnel qu’un gamin : il suit l’intérêt du moment sans vision à long terme.
« L’organisation » est, justement, là pour « organiser »
son action, pour qu’il atteigne ses objectifs quoi qu’il arrive, bref pour le
rendre rationnel. En fait, l’homme se bâtit un environnement dans lequel il
peut être (quasiment) parfaitement rationnel.
On est ici au cœur du problème de l’entreprise moderne, du
changement qu’elle doit réussir : son dirigeant doit retrouver sa
« rationalité », qu’il a perdue puisqu’il n’arrive plus à obtenir ce
qu’il veut de son environnement, par l’intermédiaire de son organisation.
[2]
Les fondements du contrôle de gestion, Que sais-je ? et Le contrôle de
gestion, PUF.
[3]
On voit au passage pourquoi le « système » est plus efficace que la
hiérarchie : non seulement il est plus résistant et moins coûteux, mais
encore il a la capacité d’évoluer à coût moindre.
[4]
En fait, il semble être une des bases de la philosophie chinoise et donc avoir
été détecté il y a plusieurs dizaines de siècles. Voir, La Chine classique,
Kamenarovic, Les Belles Lettres.
[5]
Peter Senge, « The leader’s New Work : Building Learning Organizations », Sloan
Management Review. Automne 1990. Peter Senge est un disciple de Jay Forrester,
cité en annexe.
[6]
« petit déjeuner Insead » du 14 septembre 2004
[7]
J’ai emprunté cette notion, de même que celle « d’anxiété de survie »
au sociologue des organisations Edgar Schein (Corporate Culture Survival Guide,
Jossey-Bass).
[8]
Philip Kotter (Leading Change, Harvard Business School Press) distingue «
leader » et « manager »:
Le manager ORGANISE, il planifie, contrôle, il met en
place un mécanisme qui ne supporte pas les hasards.
Le leader réalise le CHANGEMENT. A partir d'un travail
rigoureux (souvent long) d'analyse de l'information disponible, il détermine
les grandes lignes de l'évolution future de l'entreprise, cette « vision » est
souvent banale, ce qui compte est qu'elle respecte à la fois les intérêts des
clients, des actionnaires et des employés et qu'elle puisse être efficacement
mise en oeuvre. Il faut ensuite que l'entreprise aille d'elle même et d'un même
pas dans la direction choisie. Pour ce faire, il doit communiquer ses idées
sans relâche, convaincre (ce qui ne réussira que si il est crédible). Le leader
sait transmettre l'énergie nécessaire pour dépasser les obstacles au
changement, il sait motiver en jouant sur les aspirations fondamentales de ses
collaborateur (enrichissement personnel, sentiment de contrôle de son
existence, réalisation d'un idéal). Il les fait participer aux décisions,
récompense, informe. Il suscite le « leadership » de ses employés, nécessaire à
la propagation de ses idées, il favorise (développe, si ils ne sont pas suffisants)
entre eux des réseaux de contacts, essentiels à la diffusion de l'information
et à la coordination du processus de changement dans l'entreprise.
[9]
À noter que la haute « non linéarité » du comportement humain est accessible à
une expérience simple : alors qu’il est quasiment impossible de faire changer
d’avis un groupe d’hommes, certaines personnes, seules, parviennent à créer une
mode qui peut affecter jusqu’à l’ensemble de la planète !
[10]
Trois ouvrages fameux : Industrial Dynamics, Urban Dynamics, World
Dynamics
[11]
Pour une introduction : Complexity, Waldrop, Simon and Schuster
[12]
Le concept de base de la sociologie, très antérieure à Forrester, est qu’un
ensemble d’individus, une société, est une entité (cf. la notion de système)
qui a une vie propre qui, en quelque sorte, est indépendante des individus qui
la constituent. Un peu à l’image de l’homme et de ses cellules. Voir par exemple « Durkeim »,
Prades, Que sais-je ?
[13]
Organizational Culture and Leadership, Jossey Bass
[14]
Administrative Behavior, Free Press.
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