Engagé à la fin des années
quatre-vingts, le processus de transition vers l’«économie de marché » se
caractérise par des réalités paradoxales qui résultent de pressions externes et tensions et oppositions internes quant aux contenu et
finalité de cette transition. Parmi ces réalités, l’une des plus significatives réside dans le fait
q’une stabilisation relative au plan macroéconomique avec des taux de
croissance positifs sur plusieurs années s’accompagne d’une « situation de
dégradation continue pour le secteur de l’industrie…et une persistance des problèmes
sociaux » (rapport de conjoncture du Conseil National Economique et
social, 2003). Un tel constat mène inévitablement à la question de la
pertinence du pilotage de ce changement systémique au double plan macro et
micro. Dominé par l’interventionnisme étatique, ce processus de désétatisation
-autre paradoxe de cette transition- censé aboutir à l’autonomisation des
entreprises se caractérise comme nous le verrons plus loin, par des
accélérations, ralentissements voire revirements qui ne font que « brouiller »
les pistes.
C’est à travers cette dialectique
de la domination étatique et de l’autonomie des entreprises qu’il convient de
situer la problématique de la construction de l’audit social. Dès lors, la
question est de savoir si ce dernier ne servira que de simple instrument
technique visant l’application de normes arrêtées unilatéralement et donc
imposées aux entreprises ou s’il constituera un puissant levier de pilotage
contribuant à la construction de nouveaux modes de régulation valide et
légitime.
La réponse à cette question
nécessite en premier lieu la mise en évidence des principales caractéristiques
et spécificités contextuelles qui permettra ensuite d’appréhender les pratiques
dominantes mais aussi émergentes au sein des entreprises. Les réalités
contrastées observées qui dépendent de l’évolution des rapports de force entre
logique de perpétuation et de transformation permettent de réfléchir sur les
perspectives en matière de gouvernance en général et de pilotage social en
particulier dans des situations de mutations socio-organisationnelles
complexes.
- Limites d’une autonomisation surveillée des
entreprises
L’autonomisation des entreprises
et leur « libération » de la tutelle étatique avait pour principal
objectif la réhabilitation de LA rationalité économique indispensable au
passage d’une économie administrée à une « économie de marché ».Ce
processus devait donc aboutir à la transformation de l’entreprise en centre de
valorisation après avoir longtemps servi de simple espace de répartition.
Dans le prolongement des
paradoxes relevés plus haut, on note qu’un niveau élevé d’investissements
(45,22 % du PIB, A.Bouyacoub, 2005) ne permet pas la relance de la production
industrielle. Bien au contraire, celle-ci connaît une quasi-stagnation puisque son
taux de croissance annuel moyen est 0,1%. Selon un rapport de l’OCDE (2005),
« l’industrie manufacturière a baissé de 50% entraînant une
désindustrialisation relative de ce pays ». Dans le même sens, le CNES
(2003)[1]
relève que la production industrielle ne représente que 7% du PIB, d’où sa
qualification de « machine anémiée ».
Parallèlement aux
contre-performances de ce système (imp)productif, les coûts sociaux induits par
les mesures de stabilisation sont assez lourds. Ainsi, malgré un léger recul,
le taux de chômage est de l’ordre de 18%, ce qui a pour conséquence directe une
restriction de la consommation et l’accroissement de la pauvreté accentués par
de « profonds déséquilibres dans les mode de répartition » (CNES,
2003). Ces constats et diagnostics révèlent la « vulnérabilité et la
fragilité de l’économie algérienne » (A .Bouzidi, 2005) malgré des
taux de croissance annuel de l’ordre de 4,5%[2].
Comment peut-on alors expliquer ces réalités paradoxales ? Les réponses
que nous tenterons d’apporter ne prétendent nullement appréhender l’ensemble
des dimensions explicatives de ce phénomène. Aussi, nous limiterons-nous,
compte tenu de l’objet de notre communication, à mettre l’accent sur certains
aspects de cette transition, notamment celui du pilotage de ce changement à
travers les relations entre Etat et
entreprises. Outre les similitudes avec les anciennes économies de type
soviétique (ETS) qui peuvent être relevées sur ce plan, ce sont les
spécificités du cas algérien qui retiendront notre attention.
Ainsi, comme points communs, on
peut noter tout d’abord l’orientation et le contenu uniformisateur des
programmes d’ajustement structurel conçus par le FMI et la Banque Mondiale qui
s’inscrivent dans un néo-classicisme
dogmatique (M.Lavigne, 1995) érigeant la stabilisation macroéconomique en
priorité centrale. Cette focalisation sur les seuls équilibres au plan macro a
plongé l’ensemble de ces pays dans une profonde récession sociale notamment,
récession qui résulte donc de pressions externes mais aussi de « facteurs
inertiels » (V.Andreff, 2001). L’analyse de ces facteurs qui se situent à
différents niveaux, principalement au niveau institutionnel a permis de situer
l’importance des structures de
propriété. Cet auteur qui a mené des études dans plusieurs pays constate
que « bien souvent les configurations des structures de propriété, en
apparence nouvelle, conserve le contrôle de l’entreprise et le pouvoir de
gestion par les anciennes équipes de direction, parfois partiellement
renouvelées ». La nature et les rythmes des processus de privatisation
« débouchent alors sur des entreprises privatisées mais non privées, leur
propriétaire privé n’est pas identifiable car, en général, il n’existe pas
vraiment ».
Cette inertie au plan
institutionnel entraîne une inertie comportementale servant souvent à préserver
des « acquis » et autres privilèges liés à l’ancien système. A ces
caractéristiques communes auxquelles on peut ajouter l’insuffisance de
l’épargne monétaire, l’inexistence d’un marché boursier, l’état embryonnaire de
réseaux de professionnels et d’entrepreneurs, la réalité de l’expérience
algérienne recèle des spécificités qui expliquent en grande partie les réalités
contradictoires évoquées plus haut.
La principale particularité
réside dans le caractère extraverti de l’économie dans la mesure où
l’exportation des hydrocarbures constitue la principale ressource financière de
ce pays. Cette rente pétrolière dont le volume n’a cessé d’augmenter ces
dernières années en raison de la progression constante des cours du baril
permet de réaliser les taux élevés d’investissement déjà indiqués. Mais ce mode
de financement de l’activité économique est à l’origine de deux dérives. La
première réside dans la dépendance vis-à-vis d’une seule ressource aux cours
aléatoires. Rappelons que l’effondrement de ces derniers en 1986 doublé d’un
profond déficit de légitimité du pouvoir en place a été à l’origine de la grave
crise qu’a connu et continue de vivre ce pays ; crise qui a démontre que
cette rente n’a et ne fait que compenser et masquer l’inefficacité des autres
secteurs d’activité. La seconde dérive intimement liée à la première consiste
dans le caractère « endémique » de la corruption, l’Algérie étant
classé parmi les pays les plus corrompus du monde[3].
La prédominance de cette logique
rentière couplée à une économie informelle tentaculaire explique en grande
partie les résistances et oppositions à l’émergence d’une logique productive
impliquant une refonte profonde des modes de gestion. La crise de légitimité
des institutions et l’instabilité des dirigeants constitue un facteur inertiel
non mois important en raison des « hésitations, revirements et changements
de programmes, les discontinuités et inconstances observées dans la conduite
des politiques publique », ce qui a pour conséquence « le
caractère instable et éphémère d’un mode d’organisation, sans cesse révisé,
jamais stabilisé (CNES, 2003).
Ces hésitations et démarches
sinueuses sont les plus manifestes en matière de privatisation, ce
« serpent de mer depuis 15 ans » (F.Abdallah, 2002). Les propos de
l’ancien ministre de la participation et de la coordination des réformes (2002)
sont édifiants à cet égard : « En Algérie, nous avons beaucoup parlé
de privatisation et peu privatisé ».La fragilisation d’institutions déjà
chancelantes par les conflits entre visions souvent antagonistes de cette
transition expliquent en plus des éléments évoqués plus haut, l’absence de
stratégie globale et partant l’incohérence des démarches de restructuration
industrielle et de privatisation. Dans un tel contexte, les entreprises, malgré
la multiplication des plans adoptés et la diversité de leur intitulation (plan
à moyen terme, plan de redressement ou business plan), ne parviennent pas, à
l’exception de quelques cas particuliers sur lesquels nous reviendrons, à
améliorer leur résultat. Ainsi, malgré les différentes tentatives de
« mise à niveau » et d’assainissement financier accompagnées de
réductions sensibles d’effectifs (réduction de 2,3% de l’effectif total dans le
secteur industriel, CNES), le niveau de compétitivité de ces entreprises ne
cesse d’enregistrer des résultats négatifs (-7% d’exportation hors
hydrocarbures). La baisse de la production industrielle de 3,9% enregistrée au
quatrième trimestre 2004 par l’Office National de Statistiques confirme cette
tendance.
L’interventionnisme étatique persistant qui vise à
redresser les entreprises selon un mode standardisé et uniformisé a donc
produit les effets inverses. En effet, en plus des contraintes
environnementales déjà citées, les modes de gestion interne restent,
selon le diagnostic du CNES, « dominés par des méthodes d’une économie
administrée, les rapports d’activité sont conçus toujours selon le même
canevas. Cette manière de faire ne peut permettre d’asseoir une stratégie viable
».Si ces pratiques où la tricherie informationnelle (autre caractéristique des
économies planifiées) persiste notamment pour obtenir davantage de crédits de
l’Etat, il convient néanmoins de relever l’émergence de nouvelles pratiques
visant la rupture avec ce mode de fonctionnement.
A ce sujet, l’évolution récente de certaines entreprises
examinées plus bas complète les observations et conclusions d’une recherche que
nous avons menée en 1999[4].
L’étude de cinq entreprises relevant de secteurs d’activité différents
(industrie, distribution de produits pharmaceutiques, engineering industriel)
nous a permis de constater, malgré ces pressions à l’uniformité, la diversité
des modes de prise en charge et de pilotage du changement. Ces derniers
obéissaient à trois logiques d’action que nous avons pu identifier. La première
qualifiée d’adaptation passive dominée par la rationalisation du statu quo
laisse apparaître la prégnance de l’« habitus rentier ». A l
‘inverse, la seconde fondée sur une intégration active au nouveau mode de
gestion se caractérise par une forte désirabilité du changement et volonté de
rupture avec l’ancien système. Il convient de noter que cette logique tend
à privilégier la dimension économique
voire technique des processus de rationalisation au motif que les choix sont
limités par les contraintes liées à la « mondialisation ».C’est
précisément contre cet aveu d’impuissance voire de résignation que se situe la
troisième logique, celle de la double démarcation qui vise l’élargissement du
champ des possibles en vue de l’invention/construction de modes de régulation
alternatifs ; logique qui, faut-il l’admettre est encore à l’état
embryonnaire.
Le télescopage de ces logiques ne
peut que produire des formes d’hybridation organisationnelle originale au plan
micro qui sont l’expression d’une économie mixte au plan macro (B.Chavance,
1994) où le « nouveau émerge en parallèle avec le vieux et non sur les
ruines de ce dernier » (Csaba, 1996). Dans cette profonde mutation où il
ne s’agit pas seulement de changer les règles du jeu mais la nature du jeu
lui-même, les réactions et « comportements » des entreprises sont
fort contrastés révélant la nature des rapports de force entre logiques
d’action précédemment décrites.
- Pratiques émergentes et nouvelle(s)
régulation(s)
La dynamique de reconstruction
des modes de direction et de coordination se caractérise comme nous l’avons vu
par l’unilatéralité de nouvelles normes imposées par les programmes
d’ajustement structurel. Ces derniers étaient censés mettre à la disposition
des acteurs des règles prêtes à l’emploi (B .Reynaud, 1997) c’est-à-dire
des règles qui se définissent par référence à des seuils, des indicateurs
et des ratios notamment au plan comptable et financier. L’application de ces dernières
par les entreprises est placée sous le contrôle de l’Etat qui devait,
selon les propos de l’ancien ministre
des industries et de la restructuration (1995) « être le FMI des
entreprises publiques ». A travers cette mise sous surveillance étroite du
processus d’autonomisation, autre paradoxe de cette transition, les nouvelles
règles de gestion, au lieu de servir de cadre, de guide pour l’action
deviennent de véritables « carcans » pour les gestionnaires.
Obéissant à une vision réduisant la performance aux seules dimensions
techniques et financières, l’intensification de cette régulation de contrôle
réduit considérablement les espaces d’interprétation susceptibles de produire
des règles d’ajustement contextuel (P.Livet, 1997).
Malgré ces contraintes, certains
dirigeants tentent de s’approprier le changement en contestant ces méthodes et
en impulsant de réelles dynamiques d’autonomisation. Dans ce sens, des efforts
d’interprétation et de (re)définition de la performance dans une optique
multidimensionnelle ont débouché sur la mise en place de systèmes d’information
de gestion plus fiable et plus efficace (introduction de nouveaux indicateurs
de productivité), de refonte des modes de classification et de rémunération en
vue de reconnecter contribution et rétribution. La formation longtemps
négligée, occupe désormais une place importante dans les dispositifs de
changement et des budgets conséquents lui sont consacrés. Cette dynamique de
changement observée dans deux entreprises sur les cinq ne peut autoriser une
quelconque généralisation. Néanmoins, les évolutions enregistrées depuis cette
date permettent de classer les entreprises en deux grands groupes. Le premier
est constitué d’entreprises privatisées qui ont conclu des accords de
partenariat avec des multinationales et le second d’entreprises qui ont procédé
à des restructurations sans modifier la nature de leur propriété, les filiales
créées relevant toujours d’entreprises publiques.
Dans le premier cas, on peut
citer deux entreprises, l’une dans le secteur sidérurgique (Ispat devenue
récemment Metal Steel Annaba) et l’autre
dans celui des industries chimiques (Enad-Henkel).Selon les principaux acteurs
de la première entreprise (dirigeants et représentants syndicaux), l’expérience
de partenariat est « positive ». Ainsi le DRH considère que
« tous les engagements sont respectés en matière de préservation de
l’emploi notamment…En matière d’investissement dans l’homme, quelques 3000
personnes ont bénéficié de formation et 70 autres ont été envoyés à l’étranger
dans les usines du groupe…Les salaires se sont nettement améliorés comparés aux
années précédentes ». Ce que confirme un représentant syndical qui estime
que « l’élément déterminant dans la disparition des craintes réside, en
plus de la préservation de l’emploi, dans l’augmentation des salaires qui est
de l’ordre de 60% ».[5] Il
convient de noter que ces augmentations résultent de l’élévation des niveaux de
production et de productivité grâce à la modernisation des équipements et à la
« rationalisation » du fonctionnement de l’entreprise. « En
matière de procédures de gestion, il y a échange d’un certain savoir-faire… Il
y a un échange d’informations techniques grâce à Iroum, un système
d’informations interne au groupe. Cela facilite la communication et la résolution
de problèmes technique ; ça a son pesant d’or » tient à préciser le
directeur des opérations. La nouvelle situation de cette entreprise est bien
résumée par ce représentant syndical : « rigueur, discipline et
nouvelles méthodes de travail…Fini le temps du laisser-aller, maintenant c’est
strictement organisé ». Les appréciations de responsables de différentes
fonctions (marketing, production) vont dans le même sens et soulignent les
incidences positives de la responsabilisation des managers soumis désormais à
l’obligation de résultats.
Il est clair que ces données sont
insuffisantes pour évaluer de façon approfondie cette expérience. Elles
permettent cependant de relever des réalités organisationnelles émergentes
qui dénotent une ferme volonté d’internaliser
des modes de gestion exogène.
S’agissant de la seconde
entreprise, les résultats enregistrés sont positifs, malgré des différends et
conflits qui ont porté sur la procédure de privatisation et notamment de
fixation des prix de cession. En effet, l’entreprise a réussi à détenir 20% de
parts de marché et envisage l’exportation de 20 000 tonnes de détergents[6] grâce
à des « investissements dans le domaine de la production, du marketing et
des ressources humaines ».
Bien que non
privatisées mais certainement en voie de l’être, certaines entreprises du
second groupe certes minoritaires, se sont engagés résolument dans la voie de
leur transformation en entreprise commerciale soumise aux lois d’un marché de
plus en plus ouvert à la concurrence nationale et internationale. Ainsi, la
Société Nationale des transports ferroviaires (SNTF par
abréviation) confrontée au défi d’améliorer ses niveaux de productivité en
réduisant au maximum les coûts sociaux a été amenée à revoir son mode de
gestion à partir de la réorganisation de l’information sociale en vue de la
rendre accessible à tous les acteurs concernés (O.Layadi, 2003). Selon ce
consultant, cette entreprise caractérisée par un double déséquilibre
quantitatif et qualitatif de ses ressources humaines (sureffectif de 3000
salariés avec une masse salariale représentant 114% du chiffre d’affaires) a
conçu, dans le cadre de son plan de redressement, un bilan social qui a permis
de structurer l’information sociale et de mettre en évidence d’importants
dysfonctionnements tels que le recours à des heures supplémentaires malgré des
effectifs pléthoriques ou le caractère forfaitaire des primes de productivité.
Cette dynamique de structuration de l’information sociale en vue de son
traitement optimal a permis d’apporter des mesures correctives (blocage des
recrutements, redéploiement d’une partie des sureffectifs dans les filiales
nouvellement créées notamment) qui ont abouti à la « résorption des
sureffectifs et à la stabilisation relative de la masse salariale malgré
les augmentations générales décidées par le gouvernement ».
En outre, l’association des
partenaires sociaux à ces processus de changement a permis de « jeter les
bases de nouveaux modes de négociation entraînant un changement qualitatif de
comportement du syndicat en raison de la clarté des indicateurs, la
transparence des résultats et leur visibilité ». Ce sont là aussi des
appréciations et évaluations qui restent à examiner de plus près.
Enfin cette brève présentation
des pratiques émergentes de pilotage du changement notamment dans son volet
social mérite d’être complétée par le cas de Sonatrach (société nationale de
production et de commercialisation des hydrocarbures) dans la mesure où cette
entreprise assure, comme nous l’avons vu, les principales rentrées financières
de ce pays et représente à elle seule 30% du PNB. Il y a lieu de préciser que
les pouvoirs publics n’ont jamais tenté l’expérimentation de la « Gestion
Socialiste des Entreprises » appliquée pourtant à l’ensemble des
entreprises publiques. Le caractère stratégique voire vital de cette entreprise
pour l’économie algérienne et les craintes de sa déstabilisation par
l’application de ce mode de fonctionnement en sont les principales causes.
Malgré cela, elle n’a pu échapper, en matière de classification et de
rémunération à l’application du Statut Général du Travailleur (SGT par
abréviation), un système égalitariste et contraignant basé sur une méthode
nationale de classification (ce qui constitue en soi une aberration) qui a
montré ses limites, d’où son abrogation en 1990.
Depuis quelque temps, cette
entreprise a lancé un vaste chantier de refondation de son système de
classification et de rémunération. Selon son vice-président « avec un nouveau système de
rémunérations qui veut prendre en compte les contributions de chacun, nous
entendons bien travailler en profondeur, passer d’une logique de poste à une
logique de rôle et de compétences »[7] .
L’objectif principal de ce dispositif
vise à rétribuer les performances par la mise en place de systèmes d’évaluation
et notamment un pilotage par objectifs pour les cadres (G. Le Nagard,
2004).Compte tenu du niveau technologique élevé de cette activité et de
l’«hostilité de son environnement (domination du marché par de plus grands
groupes), Sonatrach a été dans l’obligation de « privilégier le
développement des ressources humaines en intensifiant son effort de formation,
ce qui représente 5 à 6 % de la masse salariale et 55 à 70% des effectifs
permanents formés annuellement (A.Feghouli, 2003).
Pour mener à bien ces projets et
actions en GRH, la fonction RH a connu toujours selon son vice-président
« un développement considérable au cours de la décennie 1993-2003 »
qui a consisté dans la mise en place de supports structurels en vue de répondre
aux exigences et objectifs de la stratégie d’internationalisation et de
modernisation adoptée par cette entreprise. Ces structures ont bénéficié de
« l’affectation de 5% de l’effectif total ». En matière de pilotage,
on note « l’organisation de brainstorming dans l’ensemble des domaines
d’activité afin d’impliquer les cadres et spécialistes dans l’analyse de
situations les concernant, l’exploration des perspectives d’évolution à travers
des orientations d’action assortis de plans et programmes de mise en
œuvre ».
A travers ces exemples dont les
données restent à bien des égards lacunaires, nous avons surtout voulu mettre
en évidence la tendance au développement de pratiques autonomes qui démontrent
bien la dualité du structurel (A.Giddens, 1987) dans la mesure où « il est
en même temps contraignant et habilitant… Le structurel n’est pas que
contrainte mais permet aux acteurs de produire et de disposer de compétences
leur permettant d’exercer un « contrôle réflexif de leur activité
sociale ». La matérialisation progressive de ces processus
d’autonomisation de l’entreprise et d’une façon générale de la société civile
par rapport à l’Etat et la dynamique
conflictuelle qui en découle oblige en effet les acteurs à prendre position
quant à la définition et construction de
nouveaux référentiels et partant de nouveaux modes de gouvernance.
- Pilotage social : enjeux et perspectives
Les situations de crise et les
contre-performances chroniques de la majorité des entreprises exigent des
solutions urgentes renforçant ainsi les besoins en instrumentation de gestion
exprimés par les gestionnaires. La satisfaction de ces besoins peut suivre
alors deux directions opposées mais qui ne sont pas incompatibles, leur
complémentarité dépendant essentiellement de la vision de ces derniers et des
paradigmes dans lesquels se situe leur intervention.
La première qui est dominante car
incontournable, s’inscrit dans la logique de la quantification et de la
calculabilité qui sert de fondement aux démarches algorithmiques et mimétiques.
C’est le cas par exemple de la gestion des sureffectifs puisque cette opération
s’est généralement limitée à une simple réduction (soustraction) sans
« repenser » les modes d’organisation et de fonctionnement. Cette
façon de procéder a eu pour conséquence le départ des salariés les plus
qualifiés, privant ces entreprises de compétences au moment où elles en ont le
plus besoin. L’insuffisance voire l’absence d’anticipation et de prise en
charge du processus en amont découle d’une focalisation sur les seuls ratios
comptables et financiers réduisant les ressources humaines à un simple coût
pour l’entreprise. La prééminence de l’analyse financière sur l’analyse
organisationnelle, plus en raison de sa maniabilité que de sa pertinence
observée dans les pays industrialisés (F.Noël, G.Schmidt, 2003), est donc bien
présente malgré des réalités contextuelles et organisationnelles différentes.
Par opposition au mimétisme qui
se limite généralement à la transposition quasi-mécanique d’outils de gestion,
la seconde voie tente de combiner les dimensions quantitatives et qualitatives
privilégiant ainsi les démarches heuristiques basées sur l’interprétation et la
délibération constitutives de règles valides et légitimes. Les pratiques
émergentes accordant une importance aux échanges et traitements de
l’information tant technique que sociale décrites précédemment s’inscrivent
dans cette perspective. Mais le choix ou la prédominance d’une des deux voies
dépend en fait du traitement de la question centrale de la reconfiguration de
ces organisations dans le sens d’une « retaylorisation »[8] ou au
contraire d’une « détaylorisation ».
Dans le premier cas de figure,
c’est bien évidemment le paradigme de la mesure et son corollaire le contrôle
qui serait dominant. Dans le second, c’est au contraire le paradigme de
l’interprétation et son corollaire le pilotage (P.Lorino, 1996) qui serait
privilégié. Compte tenu des fortes exigences de rationalisation de la gestion
de ces entreprises, la reconstruction de leur mode de régulation doit à notre
avis viser l’articulation de ces deux dimensions, la mesure et l’interprétation
.Dans un contexte marqué par le primat d’une régulation de contrôle étatique
souvent inefficace, l’émergence et le développement de pratiques autonomes
révèlent la complexité de la construction de nouveaux référentiels et
d’indicateurs qui explique en partie les dilemmes et hésitation des acteur clés
entre mimétisme porteur de certitudes, et
créativité, source d’interrogations et de questionnements permanents.
Comme nous l’avons déjà indiqué,
le risque d’utilisation hégémonique d’un indicateur (R.Perez, 2003) sous la
pression externe, est bien présent. Pour l’éviter, la réponse à une double
exigence d’instrumentation/évaluation et d’interprétation/délibération
s’impose. Dans ce sens, la mise en place de dispositifs organisationnels
centrés sur le développement des échanges intra et inter-structurelles peut
favoriser un apprentissage à double boucle où peut s’affirmer l’autonomie
cognitive des acteurs. C’est donc par l’association effective des parties
(ap)prenantes que peuvent être négociés des compromis sur la légitimité des
référentiels et par là même sur la
« prégnance » des indicateurs, c’est-à-dire ceux qui
« condensent , cristallisent des concepts, des valeurs, des normes et les
justifications de ces dernières » (V.Broussard, 2001).
Cette intersubjectivité
assurerait la validité des outils de pilotage de l’activité globale de
l’entreprise. Sur le plan particulier de l’intervention en GRH, elle
faciliterait la construction de batteries d’indicateurs relevant de différentes
approches de l’organisation (planification, contingence, incrémentale…voir
F.Pichault, 2004). Comme « la mesure en GRH n’a guère de sens si elle se
cantonne à une seule dimension », la combinaison d’approches quantitatives
et qualitatives s’avère nécessaire. L’adoption d’un telle démarche peut non
seulement réduire les espaces d’indécidabilité compte tenu de l’incomplétude
des règles (Voir O.favereau et P.Livet, 1997), malgré les tentations
panoptiques qui sous-tendent leur élaboration, mais aussi et surtout favoriser
la construction de régulations conjointes entre l’Etat et les entreprises et au
sein de ces dernières. En paraphrasant Wittgenstein, ce mode de régulation, en
encourageant l’interprétation des standards, apporterait des réponses
satisfaisantes aux quatre exigences d’élaboration d’une règle, à savoir, sa
légitimité, son utilité, sa lisibilité et enfin son applicabilité.
Dans de telles
conditions, les acteurs, au lieu de s’enfermer dans des attitudes de retrait ou
de « passager clandestin » peuvent donner du sens à leur action et
s’impliquer davantage dans le processus de changement. En restant autonome à
l’égard de ce dernier, ils en seraient alors les acteurs (P.Louart, 2003) et
participeraient activement à l’articulation d’un pilotage par le haut et par le
bas (O.favereau, J.M.le Gall, 2003). Situé aux antipodes d’un « pilotage
quasi-automatique basé sur des indicateurs dématérialisés (R.Pérez, 2003), un
tel mode de pilotage doit obéir au
principe de volonté mais aussi et surtout au principe de réalité. Dans ce sens,
outre les contraintes externes évoquées précédemment, il y a lieu de tenir
compte des insuffisances de professionnalisme, héritage de l’ancien système,
qui imposent des efforts soutenus en matière de formation. La tendance à
l’extension et multiplication des actions de formation relevée à partir des
expériences décrites plus haut démontre l’importance grandissante de cette
activité. Mais il convient de préciser que sur ce plan, la dimension qualitative
à savoir le contenu et la qualité de la formation doit constituer une
préoccupation centrale. En effet, une formation limitée à la seule dimension
technique et instrumentale, bien que nécessaire, est nettement insuffisante
pour combler les déficits constatés. En visant le développement d’un esprit
critique vis-à-vis de toute forme de standardisation des manières de faire et
de penser, la formation couplée à l’apprentissage sur le terrain peut
contribuer au développement d’une réflexion stratégique articulant universaux
de gestion et particularités locales.
Outre le renouvellement des
pratiques, l’engagement d’une dynamique visant l’appropriation des différentes
formes de savoir peut participer à l’enrichissement du cadre d’analyse des
modes de pilotage et modes de gouvernance des entreprises. En effet, au moment
où le développement durable est présenté comme un nouveau mode de développement
économique et social qui fait l’objet de controverses et est « à la
recherche d’un corps de doctrine renfermant dogmes et référents (J.Lauriol,
2004), les processus de déconstruction/reconstruction en cours dans les
économies en transition mettent bien en évidence les tensions et contradictions
entre référentiel financier et référentiel durable (A.C.Martinet, E. Reynaud,
2004). Les conséquences négatives au plan social, environnemental mais aussi
managérial de l’imposition d’une idéologie centrée sur la seule rentabilité
financière constituent autant d’arguments qui justifient la recherche de modes
de régulation alternatifs.
A ce niveau, la complexité et la
diversité des pratiques relevées dans les pays en transition, malgré les
pressions uniformisatrices - l’Algérie avec ses spécificités n’échappant pas à
ce constat – encourage la réflexion sur la possible contribution des économies
post-socialistes à la diversité du capitalisme[9]
(E.Magnin, 1999) et par là même à la
remise en cause de la domination du modèle anglo-saxon. Celle-ci suppose la
« redéfinition du rôle de l’Etat et de l’action collective dans l’économie…
le défi central aujourd’hui consistant à trouver le juste équilibre entre
l’Etat et le marché » (J.E. Stiglitz, 2003). La concrétisation de cet
objectif dans un contexte où « la mondialisation économique est allée plus
vite que la mondialisation politique » passe nécessairement par la
réhabilitation de l’éthique. La nécessité de disposer, face à l’extension des
délocalisations, de normes de travail à l’échelle de la planète (J.Igalens,
2003) pour éviter les pratiques de dumping social s’inscrit dans cette
perspective.
Mais comme les situations de
crise favorisent la montée en puissance des experts, les risques
d’instrumentalisation et de capture de l’idéal éthique sont bien présents.
Aussi faut-il faire preuve de vigilance vis-à-vis des excès de « pilotage
par les instruments qui tend à supplanter le management au lieu de simplement
l’aider dans ses décisions » (R.Pérez, 2003). Les dérives et autres
« dégâts sociaux et environnementaux » provoqués par l’application
des « thérapies de choc » dans les pays en transition préconisées par
des « experts ès-transition » mettent en évidence la nécessité de
remise en cause de ces modes de gouvernance produits et (re)produisant le
mouvement de financiarisation de l’économie.
Pour éviter le
passage d’un extrême à l’autre, c’est-à-dire du pilotage à vue au
« pilotage automatique » dans des situations marquées par des
réalités bipolaires : Etat-marché, secteur public-secteur privé,
contrôle-autonomie qui poussent au raisonnement binaire voire au manichéisme,
l’adoption de postures critiques et auto-réflexives permet l’inclusion du
tiers-exclu, indispensable au dépassement de ces contradictions.
Conclusion
Dans un contexte caractérisé par
des oscillations permanentes entre retaylorisation et détaylorisation sur fond
d’interventionnisme étatique contraignant et paralysant en raison des décalages
manifestes entre théorie épousée (libéralisation du système économique et
politique) et théorie en usage (intensification du contrôle et neutralisation
des contrepouvoirs), l’autonomisation des entreprises révèle divers facteurs
inertiels au double plan institutionnel et organisationnel.
La construction de modes de
régulation alternatifs ne peut se limiter à la mise en place d’outils aussi
performants soient-ils. Ces derniers, bien que nécessaires ne doivent en aucun
cas reléguer au second plan la mise en oeuvre d’une régulation socio-politique.
Aussi les exigences de pilotage tant au plan matériel qu’immatériel
imposent-elles la construction de nouveaux référentiels et indicateurs valides
et légitimes. Dans ce sens, les pratiques émergentes des entreprises favorisant
l’interprétation et la délibération sur les normes et règles ouvrent, malgré
les pesanteurs du contexte et le poids des routines défensives en raison du
nombre élevé de perdants par rapport aux gagnants, des perspectives au double
plan pratique et théorique. L’analyse approfondie de ces dernières dans le sens
de la contribution à l’élaboration d’une théorie (non limitée à la seule
dimension économique) de la transition, nécessite la réalisation d’études
longitudinales et multidisciplinaires.
[1] Dernier rapport disponible
sur le site de cet organisme.
[2] Selon les données de l’OCDE
(2005), les taux de croissance étaient de 6,9% en 2003, 5,4% en 2004 et les
prévisions pour 2005 et 2006 se situent autour de 4,5%.
[3] La coalition contre la
corruption, un gros plan sur l’Afrique, Transparency International ,
Rapport annuel 2003 cité par A.Bouyacoub (2005).
[4] Voir notre thèse de Doctorat
intitulée « conflit de rationalités et construction de la GRH dans les
économies en transition : le cas des entreprises publiques
algériennes », IAE de Lille, février 1999.
[5] Ces propos sont extraits
d’un article de A. Chih paru dans le quotidien liberté du 23 janvier 2005.
[6] Données figurant sur
l’article de Y.Salami paru dans le quotidien La tribune du 21 mars 2005.
[7] Propos recueillis par G. Le
Nagard dans son article paru dans la revue Entreprise et Carrières n°730,
septembre 2004.
[8] Certains auteurs qualifiant
le mode d’organisation des entreprises dans les pays en transition de
taylorisme « incomplet » ou
« inachevé ».
[9] Cela ne signifie pas que
cette réflexion part du postulat de l’indépassabilité de ce système ;
question qui mérite des développements particuliers qui dépassent le cadre de
notre propos.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire