Depuis
son apparition, la fonction contrôle de gestion trouve sa raison d’être dans
son rôle de gardien de la rationalité économique et de garant de la qualité des
prises de décisions managériales dans l’entreprise, veillant à ce que les
orientations du business model
s’incarne correctement dans la mise en œuvre des processus productifs
opérationnels. Le contrôleur de gestion
est en quelque sorte le pendant du responsable commercial, l’un s’occupe de
l’efficience interne alors que l’autre s’occupe de l’efficacité externe, l’un
(le contrôleur de gestion) est tourné vers l’organisation et l’interne, l’autre
(le commercial) est tourné vers le marché et l’externe. Nous avons là les deux
pôles essentiels de la gestion de l’entreprise. Mais aujourd’hui on voit que
les formes organisationnelles sont totalement remises en cause par l’impact des
nouvelles technologies du numérique (qui bouleversent les processus productifs
et les comportements individuels) et par la nouvelle place accordée au client
dans la co-production des biens et surtout des services (avec le développement
de l’ « ubérisation » de l’économie et ce que certains
annoncent déjà comme la fin du salariat). Quand les frontières entre
l’organisation et le marché disparaissent, quand l’interne et l’externe
s’interpénètrent, que devient la fonction contrôle de gestion ?
L’objet
de notre contribution est d’esquisser une réflexion sur cette nouvelle donne et
la nature du contrôle de gestion dans le futur proche. Pour cela, nous allons
d’abord revenir sur les fondements du contrôle de gestion (partie 1) en
retraçant ses évolutions historiques et la place centrale de la modélisation de
la valeur dans l’activité du contrôleur de gestion. Nous décrirons ensuite les
nouvelles formes productives de l’économie contemporaine (partie 2) en étudiant
les deux grandes tendances qui sont en œuvre, l’impact du numérique sur les
processus productifs métiers et le reengineering
organisationnel qui s’opère au niveau des chaînes de valeur intégrant les
partenaires et les clients, et nous présenterons quelques configurations
organisationnelles emblématiques de cette nouvelle réalité. Enfin nous
réfléchirons sur les changements qui s’annoncent en matière de contrôle de
gestion (partie 3) en analysant les conséquences de ces évolutions sur la
fonction et les pratiques professionnelles d’une part, en réfléchissant sur les
nouveaux systèmes globaux de pilotage de la performance qui peuvent en découler
d’autre part.
1. Les
fondements du contrôle de gestion
Pour
comprendre la nature du contrôle de gestion, il nous semble utile d’effectuer
un retour historique sur sa progressive construction (section 1) et d’identifier
ce qui représente son noyau dur (section 2).
1.1. L’évolution
historique du contrôle de gestion
Avant
la révolution industrielle la comptabilité marchande suffit. Au tournant du 19ème
siècle se met en place une comptabilité analytique (dite industrielle) pour
répondre aux besoins de gestion des usines et nourrir les décisions touchant
aussi bien l’interne au travers de la rationalisation des processus productifs
au sein des manufactures que l’externe au travers de l’aide à la fixation des
prix de vente dans un univers qui voit se développer la concurrence (Nikitin,
1992).
L’âge
des calculs de coûts
La
caractéristique majeure des systèmes de coûts élaborés en Europe avant 1850 et
pour partie jusqu’au début du XXème siècle, c’est la répartition sur les processus
de toutes les charges liées aux processus de production : « le coût se calcule au stade de chaque
opération, à chaque stade on obtient un coût complet car les comptes
enregistrent le flux de matières et des autres consommations »
(Guilbault, 1865). Contemporain de Taylor, Church (1910) s’efforce ensuite de
formaliser un système de coûts pour obtenir une mesure du coût « idéal » du produit marginal afin de
pouvoir en mesurer la rentabilité et de faire le lien entre la rentabilité
unitaire et la rentabilité globale. Les développements réalisés en France
(Rimaihlo, 1928) et en Allemagne (Schmallenbach, 1946) visent à fournir une
méthode uniforme de calcul de coûts unitaires complets des produits. A la fin
du 20ème siècle, les méthodes centrées sur la détermination du coût unitaire
des produits, qu’il s’agisse de coût complet ou partiel, trouvent leurs
limites. Tout d’abord le produit physique n’est plus qu’un élément de l’offre
des entreprises, soit il incorpore de multiples attributs immatériels qui lui
donnent sa valeur (qualité, disponibilité, image, etc.) car « goods are seen as bundle of characteristics
or attributes » (Lancaster, 1966), soit il est associé à des services
complémentaires dans une offre plus globale. Ensuite, au-delà du
produit-service, des objets de coûts comme le client, le domaine d’activité
stratégique, le segment de marché nécessitent de nouvelles procédures
d’évaluation.
La
dynamique des systèmes de coûts très schématiquement rappelée met en évidence
les facteurs marquant.le passage de la production artisanale à la production de
masse fait naître le besoin du calcul du coût unitaire par opposition au coût
de la série ou du lot. Le développement des fonctions dites « de
soutien » comme source de compétitivité réorganise l’architecture du calcul
de coût en rendant visible les activités de soutien et leurs productions. Enfin l’évolution dans l’environnement des
supports de valeurs oblige en interne à une réflexion sur l’allocation des
ressources, tant pour les produits actuels que pour les produits futurs. Enfin
de nouvelles demandes tant internes qu’externes appellent une flexibilité
jusqu’alors inconnue des systèmes de coûts.
Le
règne des budgets
A
partir des années 1920 aux USA, et après la seconde guerre mondiale dans le
reste du monde, on assiste au développement des budgets. Accompagnant les
séparations de plus en plus marquées entre les propriétaires et les managers,
entre le stratégique et l’opérationnel, le système budgétaire devient l’outil
central de pilotage de la performance des grands groupes. Le budget permet de
mettre en œuvre la stratégie dans une modélisation principalement financière
aboutissant aux documents comptables de synthèse prévus et progressivement
réalisés. Formalisé par Sloan au sein de General Motors dès les années 1920, la
technique gagne progressivement les entreprises européennes. Après la seconde
guerre mondiale, les missions de productivité du plan Marshall sont l’occasion
pour les responsables français de découvrir les coûts standards et les budgets.
L’association nationale des contrôleurs de gestion est créée en 1964, le
premier congrès des experts comptables dédié aux budgets a lieu en 1966 et les
lois sur la formation continue de 1971 permettent la diffusion de l’outil dans
toutes les entreprises françaises. Les budgets par centres de responsabilité,
associés aux analyses d’écarts entre le réel et le prévu dans le cadre d’un reporting mensuel interne, se
développent dans les entreprises.
Le
budget né d’une évolution majeure de la gouvernance des entreprises continue
son évolution sous la pression des parties prenantes. L’influence des parties
prenantes « personnel » et « marché financier» ont été les plus
marquantes, successivement au cours des décennies 70_80 puis 90-2000. La partie
prenant financière reste aujourd’hui prégnante même si les acteurs de la sphère
environnementales se font pressants.
Le
développement des tableaux de bord
Les
tableaux de bord d’ateliers, mis en oeuvre en France depuis longtemps en
accompagnement de la comptabilité analytique, sont revitalisés par la vague
venue du Japon à partir des années 1970. On repense l’optimisation de la
production en redonnant toute son importance, à côté des coûts, à la qualité et
aux délais avec le JIT, le TQM, le zéro stock, les flux tendus, etc. (Womack
et Jones, 2009). Des fonctions support consacrées à ces nouvelles approches se
développent car la qualité, les délais, l’empreinte environnementale ou l’image
sociale sont autant de dimensions qui nécessitent leur propre suivi sous forme
d’indicateurs au sein de tableaux de bord renouvelés.). La prise en compte des
processus productifs concrets et la disponibilité de nouveaux outils de
traitement de l’information se prolongent logiquement dans une nouvelle
génération de tableaux de bord, les tableaux de bord stratégiques (Balanced Scorecards ou BSC) qui
cherchent à faire le lien entre le business
model et les tableaux de bord des opérationnels (Kaplan et Norton, 2001).
Le
tableau de bord subit dans un laps de temps relativement court une évolution
semblable aux autres outils. Il passe du statut d’outil local au statut d’outil
stratégique. Pour ce faire il abandonne ses habits industriels et quantitatifs
pour se parer d’atours multidimensionnels. Quatre axes deviennent nécessaires à
son élaboration. Cette diversification des supports de performance permet
progressivement de combiner l’interne et l’externe.
Nous avons là les trois principales familles d’outils mis
en œuvre par les contrôleurs de gestion (calcul, analyse et gestion des
coûts ; système de pilotage budgétaire ; tableaux de bords
opérationnels et stratégiques). Voyons maintenant au service de quel objectif
cette instrumentation est mobilisée.
1.2. La modélisation de la valeur au cœur du contrôle de gestion
La
question centrale du contrôle de gestion est celle de la modélisation de la
création de valeur que ce soit pour le client (valeur d’usage et satisfaction
perçue) ou pour le propriétaire (rentabilité des capitaux investis et valeur
actionnariale).
Les
calculs de coûts entre complexité et simplification
Un
problème récurrent du contrôle de gestion est l’écart à gérer entre deux
préoccupations : décrire toute la complexité des rouages productifs de
l’entreprise pour comprendre son architecture de création de valeur ou
simplifier la représentation de ces mêmes rouages pour faciliter les prises de
décision et agir efficacement (Naro et Travaillé, 2015). Allant dans la
première direction, les travaux menés au sein du CAM-I (Berliner et Brimson,
1988) et de l’université Harvard (Johnson et Kaplan, 1987) vont développer une analyse
en termes d’activités permettant de saisir la complexité des processus
productifs. Les systèmes de coûts complets classiques sont remis en cause au
profit de calculs de coûts complets de type ABC (Activity-Based Costing). A l’inverse, d’autres auteurs font le
choix de la simplification. Ainsi en France, la méthode GP (Perrin, 1962) est
remise au goût du jour sous l’appellation UVA (Fievez et al., 1999). La complexité de l’organisation est alors niée par la
technique de la mise en équivalence généralisée de tous les produits ou services
par rapport à un output de référence,
modélisant l’entreprise multi-productions comme si elle était en
mono-production. Plus récemment Kaplan et Anderson (2008) ont proposé une
nouvelle approche du calcul de coûts fondée sur les temps, le Time Driven –ABC, qui part des temps
théoriques pour réaliser les tâches élémentaires (dans une approche qui
rappelle par certains aspects l’Organisation Scientifique du Travail de Taylor)
et qui permet la recherche de gains de productivité et la mise sous tension de
l’organisation. Il s’agit ici aussi de réduire la complexité de l’organisation
pour faciliter l’action concrète in situ.
D’autres méthodes peuvent encore être citées car relevant de la même préoccupation
comme la VAD (Brodier, 2001) ou la Troughput
Accounting (Goldratt, 2002). Et la démarche des coûts cibles, très
développée dans l’industrie d’assemblage, est elle aussi centrée vers cette
simplification dans la recherche de mise en relation du coût et de la valeur
perçue des composants (Meyssonnier, 2001).
Les
systèmes de pilotage de la performance diagnostiques ou interactifs
Plusieurs
évolutions voient le jour dans le cadre d’une démarche top-down, normatrice et analytique où la mise sous tension et
l’approche diagnostique au sens de Simons (1995) sont privilégiées. Ainsi, le
BBZ, Budget à Base Zéro (Pyhrr, 1973), propose une action sur les dépenses dans
les centres de frais discrétionnaires et les tenants de la construction d’un
budget par activités proposent d’élaborer le budget à partir des processus (Brimson
et Fraser, 1991). Mais d’autres démarches alternatives sont développées, bottom-up et adaptatives, avec un usage
interactif des systèmes de pilotage de la performance, au sens de Simons (1995),
comme les budgets participatifs par objectifs fondées sur l’implication des
opérationnels et la négociation. Le CAM-I propose même une gestion sans budgets,
se concentrant sur les indicateurs de performance les plus significatifs du
point de vue stratégique en complément d’un suivi de la trésorerie et du
résultat comptable (Berland, 2004). En matière de de tableaux de bord, on peut citer
des propositions d’enrichissement du tableau de bord stratégique mettant
l’accent sur le potentiel que représente les ressources humaines, comme le
Navigateur scandinave, ou proposant d’ajouter un cinquième axe aux quatre axe originaux
du BSC, un axe dédié à la performance sociétale (Figge et al., 2002). Mais ce qui nous parait plus important de noter c’est
que 25 ans après le début de l’engouement pour le tableau de bord stratégique,
une étude de deux chercheurs de l’INSEAD (Murby et Gould, 2015) montre que dans
80% des cas d’utilisation, le BSC est un outil de communication, de convergence
des représentation, d’affichage des priorités (un levier interactif au mieux,
un instrument de communication externe au pire) et non un outil de déploiement
stratégique, déclinant les indicateurs de performance à atteindre sur des
chaînes de causalités reliant le business
model aux actions des opérationnels (un levier diagnostique se substituant
aux budgets).
Tous
ces outils, quelle que soit la variante utilisée, sont nés de l’évolution des
modes de production, de l’émergence de nouveaux secteurs d’activités, du
changement dans les sources de valeur perçues par les clients. Aujourd’hui, nous
sommes face à une mutation comparable.
2. L’évolution
des processus productifs dans l’économie contemporaine
Des
changements majeurs s’exercent sur les entreprises (section 1) et de nouvelles
formes productives types émergent (section 2).
2.1. Le développement de l’économie numérique et
collaborative
Le
numérique transforme les processus opérationnels et les chaînes de valeurs
partagées entre partenaires et avec le client se développent.
Numérisation et
métamorphoses techniques des activités productives
La
création de valeur nécessite la mise en œuvre de ressources et leur combinaison
pour former une offre. Les quatre principaux types de ressources sont les
ressources naturelles, les équipements techniques, le travail humain et
l’information. Les ressources naturelles sont nécessaires (dans l’industrie) ou
non (dans les services). Les équipements techniques qui permettent de
démultiplier la force humaine ont pendant longtemps été sous la dépendance du
facteur humain. Ils le sont de moins en moins et dans bien des cas c’est,
maintenant le capital technique qui détermine la composition et le volume du
capital humain nécessaire. Si le facteur humain continue d’être important à la
conception, les systèmes d’information sont aujourd’hui capables de s’y
substituer dans la production et dans l’interfaçage avec le client en raison de
la possibilité, pour les outils de
traitement de l’information, de reproduire des tâches de plus en plus complexes.
L’information supplante aujourd’hui les ressources naturelles et le savoir
humain dans l’économie numérique et nous sommes alors face à un système dans
lequel la notion de volume disparait pour pratiquement tous les acteurs. Le
coût marginal tend vers zéro et la seule dimension à contrôler est la capacité
et son utilisation. L’absence de signification du coût unitaire conduit à
centrer le contrôle sur les recettes et le Yield
Management voit alors son domaine d’application s’étendre.
Partenariats,
collaborations et démembrement des chaînes de valeur
Parallèlement
à la numérisation des processus productifs, la gestion des interfaces
inter-organisationnelles devient primordiale : l’interopérabilité est le
nouvelle forme de la flexibilité. Les entreprises étendent leur coopération et
leur contrôle à des sous-traitants, des entreprises associées, des partenaires
multiples. La fonction de production est aussi progressivement transférée au
consommateur qui devient producteur. Le développement du travail du client devient
essentiel non seulement dans la relation ultime de co-production bien connue
dans les services mais aussi dans des phases amont de la transformation
productive mettant à contribution d’autres types de clients (les transporteurs
pour Blablacar, les logeurs pour Airbnb ou les restaurants pour la Fourchette
par exemple). On voit donc le développement de réseaux pilotés par une firme
pivot ou de réseaux de valeur plus flous à fonctionnement organique (Parolini,
1999). Dans les réseaux pilotés, c’est la firme pivot qui coordonne l’ensemble
des flux inter-organisationnels pour délivrer son offre de produit-service au
consommateur final. Dans les réseaux de valeur, le couplage entre acteurs est
plus diffus. Ce n’est plus la firme pilote qui construit l’offre, mais le client
qui élabore sa solution. Il peut être simple consommateur, dans l’achat en
ligne. Il peut être coproducteur dans la mise en œuvre de multiples options
afin de construire sa propre offre, comme dans le transport aérien. Il peut
déclencher la mise en production comme dans les multiples services « on demand » comme les drive ou la restauration. Il peut
devenir contrôleur, en appréciant les différents attributs de valeur de
l’offreur comme dans la réservation en ligne, ou producteur comme dans les fab-lab, en utilisant des logiciels open source pour produire localement sur
des machines appropriées des objets.
2.2. De nouvelles
configurations productives
Les
nouvelles configurations productives qui émergent actuellement se comprennent
dans une vision globale de l’économie fondée sur la Service-Dominant Logic au sens de Vargo et Lusch (2008).
Celle-ci préconise de dépasser la
distinction produits-services car elle considère que les produits ne sont
eux-mêmes qu’un support d’un service. Vargo et Lusch considèrent que le service
est la base de tout échange, mais que ce qui crée la valeur in fine ce n’est pas l’échange mais
l’usage ultime et qu’en ce sens l’entreprise fait seulement une offre de valeur
qui doit encore être concrétisée par le consommateur-client. Si le client est
parfois co-producteur du service, il est toujours co-créateur de la valeur. Ce
qui est au cœur de l’économie, c’est alors l’articulation des ressources
primaires (naturelles, techniques) et opératoires (travail humain, traitement
de l’information) de façon intégrée par l’entreprise mais aussi par le
client-consommateur qui est l’unique référent en matière de valeur-utilité
créée.
Trois entreprises
emblématiques
des nouvelles
configurations productives émergentes
Armor
Entreprise
industrielle nantaise, créée en 1922, spécialiste d’abord du papier carbone,
puis des rubans pour machine à écrire, enfin des codes barres et des encreurs
pour imprimantes. Aujourd’hui leader mondial du ruban transfert technique
(imprimant un code barre sur deux en Europe, un sur quatre dans le monde) et
très présente sur le marché des consommables bureautiques. Chiffre d’affaire de
225 millions d’euros en 2014 et environ 2 000 salariés dans le monde.
Eurofins
Biotech
créée en 1987 à Nantes, actuellement cotée sur Euronext et ayant son siège
social au Luxembourg. Spécialiste mondial de l’analyse technique dans les
domaines de l’alimentaire, de l’environnement et de la pharmacie. Chiffre
d’affaire de 1,8 milliards en 2015 (multiplié par 10 en 10 ans). Environ 20 000
salariés dans 38 pays et leader mondial ou européen dans ses différents métiers.
Blablacar
Startup
du numérique créée en 2006 à Paris. Leader mondial du covoiturage avec 20 millions
d’utilisateurs en 2015, présent dans 19 pays avec un chiffre d’affaire de 10
millions d’euros environ en 2015. 150 salariés et une des trois
« licornes » françaises de l’économie digitale avec Critéo et
Vente.privée.com. Vient de réaliser en septembre 2015 une levée de fonds record
de 200 millions de dollars.
L’industrie
revivifiée
Armor
a une chaîne de valeur de co-industrialisation à l’échelle mondiale entre ses différentes
unités productives pour son activité codes barres : l’unité principale de
production à Nantes réalise les grosses bobines encrées (produits semi-finis :
les « jumbos ») bénéficiant d’économies d’échelle et de technologies très
performantes alors que les filiales dans les pays à faible coût de la main
d’œuvre et proches des marchés émergents réalisent les dernières découpes adaptées
aux clients (produits finis : les rouleaux prêt à l’emploi). Pour
l’activité de cartouches d’impression, structurée à l’échelle européenne,
l’entreprise organise le remanufacturing
des cartouches usagées en mettant en œuvre les principes de l’économie circulaire :
l’entreprise offre un service complet comprenant la fourniture des cartouches
neuves, la récupération des cartouches usagées, suivi d’un tri, d’un nettoyage,
de tests et de leur remplissage d’encre avant nouvelle commercialisation. Les
résidus issus du processus sont également valorisés dans la production de
fournitures de bureau. L’usage des nouvelles technologies, la réorganisation du
partage des tâches dans la chaîne de valeur entre les différentes unités, le
passage d’une offre de produits à une offre de services, la mise en œuvre des
principes de l’économie circulaire et du développement durable ouvrent de
nouvelles perspectives à l’entreprise industrielle et nécessitent la mise en
œuvre de méthodes de calcul des coûts adaptées pour optimiser le dispositif
industriel et de pilotage de la performance avec une dimension de responsabilité
sociétale essentielle car se situant au cœur du business model.
L’industrie
numérisée
Eurofins
se caractérise par la combinaison d’une croissance organique et d’une
croissance externe (par le rachat de laboratoires dans le monde entier). Sa
force principale réside dans sa capacité à garantir la qualité de ses analyses
(bénéficiant d’agréments, certifications et labels très contraignants) et à les
généraliser dans le monde entier par une industrialisation fondée sur ses systèmes
d’information dédiés et une logistique très rigoureuse. Son portefeuille de 180
000 méthodes d’analyse est traité grâce à son back-office technique totalement automatisé qui représente un atout
concurrentiel déterminant dans des secteurs encadrés par une réglementation
très exigeante comme c’est le cas dans la santé ou l’alimentaire. Le contrôle
de gestion garantit l’efficience et la productivité des très nombreux processus
opérationnels techniques déployés par un suivi fin sur la base d’indicateurs
techniques et assure la performance financière des unités présentes dans
le monde entier et des entités régulièrement rachetées avec un contrôle
budgétaire strict de type diagnostique.
L’organisation
collaborative
Blablacar
met en relation des personnes qui ont une voiture et se déplacent et des
personnes qui souhaitent être transportées. L’entreprise est juste un
intermédiaire puisque les clients sont pour certains producteurs du service et
pour d’autres consommateurs du service. Blablacar crée de la confiance en
garantissant les règlements, en évaluant les clients transporteurs et
transportés, en sélectionnant et en éliminant ses membres. Le numérique est au
cœur de ce business model de l’économie
collaborative où comme dans les entreprises analogues telles que AirBnB,
Booking.com ou Uber, les clients personnes physiques sont partout dans la
chaîne de valeur : producteurs, consommateurs, évaluateurs, etc. Le
contrôle de gestion joue un rôle déterminant dans la prise en compte des
différentes facettes des processus opérationnels mis en œuvre puisque la
garantie de la qualité des prestations et l’optimisation permanente des
collaborations est le principal facteur clé de succès. Il doit être de type
interactif pour réaliser très rapidement les adaptation nécessaires sur chaque
marché national en prenant en compte les réactions des utilisateurs du concept.
La
prise en compte de la place centrale du client co-producteur du service
(Bittner et al., 1997 ;
Dujarier, 2008), de sa nécessaire socialisation ( Wikstrom, 1996 ;
Goudarzi et Eiglier, 2006) et des dispositifs de contrôle de gestion qui en
découlent dans les activités de services (Meyssonnier, 2012, 2014) doit être
prolongée pour intégrer le développement de ces nouvelles formes productives.
Ces
exemples de nouvelles configurations productives mettent en évidence une
conjonction jusqu’à ce jour inédite : la concomitance des facteurs majeurs
de changement repérés dans les trois grands outils du contrôle de gestion. Les
technologies numériques modifient profondément les techniques de production,
elles rendent possible de nouvelles formes d’organisation en ayant recours à une nouvelle ressource
dont le coût marginal est nul. Ces changements, déjà sensibles pour certains,
ne peuvent pas rester sans impact sur les sytèmes de coûts.
Les
nouvelles configurations productives repositionnent les parties prenantes
traditionnelles, accentuant les inégalités au sein du personnel tout en continuant à privilégier
la partie prenante financière. Il est difficile d’anticiper l’impact sur
l’outil budgétaire, mais la domination financière devrait conforter cet outil.
Enfin
le tableau de bord se généralise, chacun devenant son propre contrôleur dans le
sillage des démarches qualité. Il cherche de plus en plus à saisir l’externe
pour garantir l’autonomie de l’organisation par rapport à son environnement.
3. Vers un
nouveau contrôle de gestion ?
Les
nouvelles formes productives ont des conséquences diverses sur les pratiques et
outils de contrôle de gestion qui se révèlent sous nos yeux (section 1). Ceci
amène à se poser la question de la nature des nouveaux systèmes de pilotage de
la performance pertinents dans ce nouveau contexte numérisé et collaboratif
(section 2).
3.1. Les impacts en cours sur
l’instrumentation et la fonction contrôle de gestion
Les impacts de
ces changements sociaux-techniques
bouleversent l’instrumentation du contrôle de gestion et le rôle des
contrôleurs de gestion.
Un repositionnement des outils
Le système de coûts qui était au cœur de l’innovation
à la fin du siècle dernier voit son rôle décliner, le tableau de bord continue
sa progression, et les budgets que l’on avait pu croire en difficulté
retrouvent une place prépondérante. Les systèmes de coûts bâtis sur une
modélisation fine du fonctionnement des organisations, comme l’ABC, sont
cantonnés à la réflexion stratégique. Pour la gestion opérationnelle, c’est la
simplicité qui prime sur la sophistication et les systèmes de coûts. Les ERP n’appellent
qu’un léger paramétrage de la part des contrôleurs de gestion. Les systèmes
dits « traditionnels » sont donc toujours largement utilisés,
quelquefois même dans des versions encore plus simples comme dans le cas du TD-ABC
qui n’utilise qu’une seule unité d’œuvre, le temps de travail, celle-là même
qui avait été tant critiquée dans les années 1990 ! Les caractéristiques techniques
des outils de production à forte composante numérique entraînent une rupture
définitive entre le coût qui n’a de sens que global (le coût marginal tendant
vers zéro) et la tarification qui doit rester unitaire. Le problème du calcul
du coût est donc remplacé par celui de la détermination et la gestion de la
capacité productive. Par ailleurs, dans les années
1980-90, tirant la leçon de la faillite des conglomérats financiers « managed by numbers », les
contrôleurs de gestion avaient porté leur attention sur les indicateurs physiques.
Dans la foulée de l’Activity-Based
Costing et surtout de l’Activity-Based
Management, les contrôleurs de gestion se voyaient dans un nouveau
rôle : celui de conseillers à la gestion de la performance financière par
la collecte et la mise en relation causale des indicateurs physiques et des
indicateurs financiers. L’engouement pour le BSC y trouvait ses racines. Mais
aujourd’hui les tableaux de bord sont souvent portés par d’autres acteurs opérationnels
(les ingénieurs), fonctionnels (services qualité, satisfaction-client,
responsabilité globale, etc.), ou par la direction générale (le BSC annuel sert
plus de carte cognitive stratégique partagée de l’équipe de direction que de support de pilotage déployé dans le cadre du reporting
mensuel). Enfin, le budget classique que
certains voyaient dépérir a repris de l’importance. En central il opère la jonction
avec la fonction financière en lui procurant les prévisions et les analyses
d’écart réclamées par les partenaires financiers. Au plan local, il permet
simulations et réactualisations en fonction des évènements qui perturbe
régulièrement le cours des affaires.
Une redistribution des rôles et de nouvelles questions
Beaucoup d’organisations transfèrent la responsabilité
de la gestion des coûts aux opérationnels secondés par des responsables qualité
et plus récemment des responsables de
l’amélioration continue, quel que soit le nom des outils mis en œuvre. Ceci se
fait au nom de l’affirmation que « quality
is free » et qu’elle permet donc d’obtenir le coût le plus bas sans
qu’il soit nécessaire de déployer une instrumentation économique. Ce
raisonnement conduit les tenants du Lean,
des Six Sigma, du TPS ou encore de l’Operational Excellence à mener des actions sur les coûts sans
faire de l’évaluation économique un élément clé et donc sans le concours des
contrôleurs de gestion. Une enquête publiée en novembre 2012 par
l’Institut of Management Accountant souligne qu’en dix ans l’intérêt pour
l’amélioration des systèmes de coûts a disparu. En effet, « operational
improvements, not insight from cost information are driving cost
reduction » ce qui peut se traduire par « les améliorations opérationnelles, sans référence à l’information sur
les coûts, sont à la source des baisses de coûts ». La montée des partenariats et des
délégations d’activités, évidente dans le succès du facility management, donne aussi de plus en plus d’importance aux
transactions externes (au détriment des calculs internes) même si on observe de
nombreuses carences dans l’évaluation économique des coûts-avantages de ces
concessions d’activités sur la durée. Dans les groupes, la fixation des prix de
cession interne est souvent déterminée plus par les contraintes fiscales que
par le calcul économique. D’inter-organisationnel par nature, le contrôle de
gestion devient de plus en plus intra-organisationnel mais étendre le bras du
contrôle par delà les frontières de l’entreprise étendue est difficile surtout
quand aux entreprises partenaires s’ajoute le client co-producteur voire unique
producteur dans l’économie collaborative qui se développe.
3.2. De nouvelles pistes de
recherche en contrôle de gestion
L’approche
par les chercheurs des dernières évolutions du contrôle de gestion passe par un
retour au terrain et l’émergence d’un nouveau référentiel théorique.
Importance
des processus opérationnels
Les
chercheurs en contrôle de gestion sont tiraillés entre deux méthodologies de
recherche : d’un côté la recherche-intervention ou recherche-action, d’un
autre côté les enquêtes postales ou Internet qui permettent d’obtenir à moindre
coût la perception d’un membre des organisations interrogées (et qui portent
bien mal leur nom de « field-study »).
Cette seconde pratique, largement diffusées à partir des USA au début des
années 1990 ignore la dimension technique du métier de contrôleur de gestion.
Elle fait implicitement l’hypothèse que le nom des outils contient toute
l’information sur ce dernier, ce qui est manifestement faux. Sur le fond, le
courant dominant actuellement, dans les recherches françaises en contrôle de
gestion, privilégie une vision critique de la fonction (le contrôleur de gestion
perçu comme l’homme de main de la financiarisation) et des outils (dont la
diffusion ne dépendrait que de caractéristiques contextuelles et sociologiques
et pas du tout des qualités techniques). Il nous semble que les recherches en
contrôle de gestion devraient plutôt s’intéresser à l’analyse du contrôleur de
gestion comme agent de rationalisation des organisations au service de la
stratégie (ce qui englobe la contrainte financière mais la dépasse largement)
et à toutes les dimensions qui font le succès des outils de gestion (avec les
caractéristiques techniques à la conception et à l’usage qui sont aussi
importantes que les jeux sociologiques dans le succès ou l’échec de leur
diffusion). C’est pourquoi, les chercheurs en contrôle de gestion gagneraient à
travailler avec leurs collègues de gestion des opérations et des systèmes
d’information autour des processus productifs mis en oeuvre dans la chaine de
valeur (voir à ce propos Meyssonnier et Rowe, 2016).
Un
nouveau cadre conceptuel de réflexion
L’enjeu
n’est-il pas alors de concevoir les choses dans une approche non plus
« Contrôle de Gestion » avec les calculs de coûts et les budgets au
centre comme à l’époque d’Anthony (1965) mais de type « Système de
Pilotage de la Performance » (Otley, 1999 ; Broadbent et Laughlin,
2009), faisant le lien entre le business model (décliné dans son offre
de valeur, son architecture de valeur, son équation économique et sa création
de potentiel futur) et les processus opérationnels. Deux
cadres conceptuels recueillent actuellement les faveurs de la communauté
académique : celui de Malmi et Brown (2008) et celui d’Otley et Ferreira
(2009). Le premier se construit autour de la notion de package en matière de contrôle de gestion. Malmi et Brown (2008)
prennent en compte tous les outils et systèmes qui assurent la convergence des
comportements des employés de l’organisation mais pas les outils d’aide à la
décision ni les systèmes d’information automatisés. Au moment où la
numérisation se développe et le client devient producteur, cela nous semble une
vision trop restrictive et peu adapté aux mutations actuelles. Le second cadre
conceptuel est structuré autour d’un guide d’investigation allant de la
définition de la vision et de la mission à l’analyse des liens entre les différents
composants du système de pilotage de la performance en se posant 12 questions
principales. L’insistance de Ferreira et Otley (2009) à prendre en compte dans
la conception du système de pilotage de la performances des dimensions telles
que les flux d’informations utiles, les niveaux clés de performance
multi-dimensionnels, les usages fait des informations aux différents niveaux de
l’entité, les interactions et la dynamique d’évolution entre les différentes
composantes du système de pilotage de la performance, nous semble prometteuse
même si la dimension interne prédomine encore trop.
Conclusion
Le contrôle de gestion est actuellement dans une situation
difficile. Les processus productifs sont redessinés par des outils de
traitement de l’information chaque jour plus puissants qui remettent en cause
les catégories traditionnelles d’analyse. Le groupe centralisé avec ses
filiales, laisse la place à de nouvelles configurations organisationnelles qui
appellent de nouveaux modes de coordination et donc de contrôle. Le client
prend de plus en plus de place dans le processus de production, en y
participant, en le déclenchant, en l’évaluant. La distinction entre charges
fixes et charges variables est de plus en plus délicate à manier et le coût
unitaire n’a plus de sens dans nombre de nouvelles organisations. La gestion
des coûts est souvent confiée aux opérationnels qu’elle soit articulée à un
modèle global. Les budgets et les tableaux de bord régulièrement renouvelés
traduisent difficilement les ambitions stratégiques dans un environnement
instable. Et bien que les systèmes d’information soient de plus en plus
puissants, Excel reste toujours l’outil indépassable du contrôleur de gestion
pour la préparation puis le contrôle budgétaire ! Dans ce contexte en mutation,
comment imaginer le contrôle de gestion du futur ? Il nous semble que
l’approche de Ferreira et Otley (2009) représente un bon support à
l’élaboration de nouveaux systèmes de pilotage de la performance adaptés à la
réalité des formes productives contemporaines pour peu que ce cadre
méthodologique s’ouvre plus aux aspects technologiques (par la prise en compte
des potentialités de la numérisation) et à la dimension externe (par une
attention particulière accordée au travail du client).
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