La
question de l’apport de l’analyse ISR à l’analyse financière est osée, et sans
doute trop précoce. Dans son énonciation même elle ne va pas de soi. C’est
seulement en 2001, avec la présence pour la première fois chez un courtier d’un
analyste dédié à l’Investissement socialement responsable, ou ISR1, que la communauté des analystes
financiers commence réellement à s’interroger sur la possibilité d’une analyse
différente, complémentaire sûrement, dédiée peut-être.
Les analystes ISR n’étaient pas, loin
s’en faut, une nouveauté, mais ils n’avaient jamais recherché une collaboration
directe sur l’analyse financière des sociétés cotées. On les trouvait dans les
équipes des grands gestionnaires d’actifs britanniques pratiquant l’activisme actionnarial
et l’analyse de la gouvernance, ou dans les agences de notation sociale et environnementale
; on en trouvait plus récemment un peu partout dans les maisons de gestion en
Europe, à dose homéopathique, avec pour mission de compléter le travail des
agences de notation ISR. Les analystes ISR ont essentiellement et toujours eu pour
mission de décrypter les politiques et les positionnements des entreprises
cotées en matière sociale, environnementale et de gouvernance. Historiquement,
leurs méthodes n’ont eu que très peu, voire aucun point en commun avec celles
des analystes financiers. Là où ces derniers décortiquaient les comptes des
sociétés cotées dans des analyses de comptes d’exploitation et des bilans, pour
détecter les tendances et projeter les résultats futurs, les analystes ISR ont
plutôt cherché à collecter, trier et hiérarchiser les informations sociales et environnementales,
pour produire une opinion, qualitative et/ou quantitative, le plus souvent sur
la qualité managériale plutôt que sur les comptes financiers.
La profession d’analyste ISR n’existe
pour le moment qu’en pointillé. Est analyste ISR quiconque se livre à des analyses
sociales, environnementales ou de gouvernance. Mais, contrairement à la
profession d’analyste financier, codifiée et reconnue à travers des diplômes
professionnels (le CFA américain et maintenant le CIIA européen) et des
associations professionnelles de Place, il n’existe aucune forme de
reconnaissance officielle ou de qualification pour un analyste ISR. Métier
jeune et aux contours encore mal définis, il se développe au gré des
expériences et des méthodologies des utilisateurs. On trouve, certes, des formations
d’enseignement supérieur, tels des Masters spécialisés en développement
durable, avec le plus souvent un ou deux modules spécifiques sur
l’Investissement socialement responsable, mais on est encore assez loin du
niveau de technicité des formations d’analyse financière. Une partie de
l’explication réside bien sûr dans la jeunesse de la démarche de l’ISR. Comparé
à l’ancienneté de l’analyse financière, qui repose elle-même sur l’immense
développement des principes et techniques comptables (mais dont la stabilité
est aujourd’hui loin d’être un problème résolu, i.e. normes
IFRS...), il n’y a là rien d’étonnant ou de déshonorant. Pour autant, la
vocation de l’analyse ISR reste sur le fond encore à préciser. Plus pour
longtemps, peut-être, compte tenu de l’intérêt croissant des grands
investisseurs échaudés par les crises de l’analyse financière (2001-2002) et
intéressés par certains signaux envoyés par l’analyse ISR2.
Cette dernière sera d’abord passée
sommairement en revue, dans ses méthodes et objectifs actuels, puis rapprochée
dans un deuxième temps de l’analyse financière. Deux pistes de convergence
seront enfin évaluées, celle de l’évaluation du management comme modulateur de
la prime de risque et celle de la variation des hypothèses de croissance moyen
et long terme, telles qu’utilisées dans les modèles de valorisation dynamiques
(DCF, ou Discounted cash flows).
ANALYSE
ISR : UNE CARACTÉRISATION PRÉALABLE EST NÉCESSAIRE
Bref rappel sur les origines de l’ISR
Rappelons juste pour commencer que
l’ISR a commencé d’abord comme un investissement fondé sur la primauté de
convictions éthiques et le bannissement de certains secteurs de l’univers
d’investissement, qu’il a connu ensuite, avec les années 1960, l’étape de l’investissement
actif promouvant, au sein des entreprises cotées, des bonnes pratiques, sociales,
environnementales, civiques, puis, qu’avec les années 1980, les investisseurs
sont passés à l’ère préindustrielle, avec la systématisation des critères de
recherche, de sélection et d’exclusion, la mise en place d’équipes
professionnalisées d’investigateurs (les premiers analystes ISR). Les années
1990 marquent l’entrée dans l’ère industrielle, avec la conjonction : de
thématiques de fond prégnantes et consensuelles (défense de la gouvernance et
promotion du développement durable) ; la mise en avant de grilles de lecture «
sophistiquées » (approche risque et opportunités, ou leadership/déploiement/résultat)
; enfin la multiplication de structures de recherche, désormais appelées
agences, et la livraison d’un produit synthétique, la notation (rating), reposant
sur des méthodes de scoring permettant dans l’esprit de leurs utilisateurs de distinguer
les meilleures valeurs sectorielles (best-of-class).
Cette sophistication de la recherche3 a eu lieu en parallèle avec le développement
des fonds d’investissement ISR. Les fonds « éthiques », si chers aux médias,
ont petit à petit laissé la place aux fonds dits socialement responsables, puis
aux fonds intégrés dits de développement durable. Les premiers avaient ceci de
particulier qu’ils reposaient sur l’utilisation de critères simples répondant
aux convictions éthiques des investisseurs, les derniers témoignant d’un souci
d’une approche dite globale de l’entreprise, à travers laquelle c’était
l’ensemble des dimensions de celle-ci qui étaient évaluées, ainsi que leur
alignement avec les grands principes et les grandes contraintes du
développement durable (préservation des ressources naturelles, protection des
intérêts des parties prenantes, innovation sociétale). Le pari sous-jacent
étant que sur le long terme, les entreprises respectueuses du développement durable,
en interne comme en externe, seraient les plus durables et sans doute les plus
rentables. On voit déjà là pourquoi, inévitablement, dans une telle perspective,
l’analyse ISR était appelée un jour ou l’autre à croiser la route de l’analyse
financière.
De quel ISR parle-t-on ? ISR éthique ou
ISR financier ?
Un débat majeur, en lien avec la
question que nous traitons, a occupé le devant de la scène internationale en
2004. Le deuxième rapport de la Fondation Mistra4, au titre explicite de Value
for Money, jetait un pavé dans la mare et
popularisait définitivement auprès de la communauté ISR le concept de «
matérialité ». Réévaluant de leur propre chef l’ensemble des analyses et
notations ISR produites jusqu’alors, les auteurs concluaient que la plupart
manquaient à atteindre l’essentiel, c’est à dire la mise en exergue des
facteurs sociaux et environnementaux et de gouvernance matériels, au sens de
susceptibles d’affecter significativement la valeur financière des entreprises.
Le rapport ne contestait pas la qualité des grilles d’évaluation sociales et
environnementales des différents acteurs de marché, mais leur reprochait de ne
pas hiérarchiser l’information en fonction de son importance financière (sa
matérialité), à court, à moyen et/ou à long terme. Pour la première fois,
l’analyse ISR était officiellement priée de se mettre au service de la
performance financière et de compléter, autant que faire se peut, l’analyse
financière classique. La réponse ne se fit pas attendre, de la part même de
Steve Lydenberg, l’une des figures historiques de l’ISR, cofondateur du cabinet
KLD et de l’indice Domini Social Index : selon lui, l’ISR n’a pas
nécessairement vocation à se mettre au service de la performance financière.
Ses promoteurs ne l’ont pas voulu ainsi à ses origines, et une frange
importante de clients ne le veut toujours pas. Certaines causes sociales ou
environnementales sont défendues au moyen d’investissements qui donnent aux
détenteurs d’actions le droit « d’engager » de manière critique un dialogue
avec l’entreprise. N’oublions pas qu’en droit anglo-saxon une société
appartient pour l’essentiel à ses propriétaires (pas d’intérêt social), et que
le manager est censé tout mettre en oeuvre pour les satisfaire, c’est-à-dire
maximiser leurs profits.
Nous avons déjà souligné que s’il y
avait bien eu une « sophistication » de la recherche, en matière d’ISR comme en
d’autres domaines proches, le dernier qui parle n’a pas toujours le dernier
mot. L’idée d’une typologie des fonds ISR fondée sur le degré de sophistication
de la recherche et de sa thématique - de l’éthique au développement durable -
ne rend guère compte à la fois de la simplicité et de la complexité potentielle
de ce mouvement. La distinction simple entre l’ISR éthique et l’ISR financier
est plus neutre idéologiquement, moins dépendante des contingences historiques
et rend mieux compte des objectifs poursuivis par les investisseurs5. Dans le premier cas, la préférence
est donnée à la défense et à la promotion des convictions de l’investisseur,
éthiques, sociales et/ou environnementales, alors que dans le deuxième cas
l’investisseur place a priori la recherche de la performance financière comme son objectif
premier. Dans ce cas d’ailleurs, les facteurs sociaux, environnementaux et de
gouvernance (ESG) sont des facteurs dont l’optimisation contribue à maximiser la
performance financière. Ainsi, entre deux entreprises d’un même secteur
d’activité, aux performances financières sensiblement proches, un investisseur
pourra préférer, à performance financière attendue égale, celle qui aura par
exemple le plus faible taux d’accident industriel, ou les plus faibles
émissions de carbone, ou la meilleure protection sociale de ses salariés. Si
l’investisseur conçoit les facteurs ESG comme contributeurs nets de performance
financière, il fera le pari à un moment donné qu’entre deux entreprises aux
performances sectorielles équivalentes, il vaut mieux prendre celle dont les
émissions de carbone sont les plus faibles, car un jour ou l’autre il est bien
possible que ces émissions aient une valeur économique et que la plus émettrice
des deux soit alors pénalisée par un surcoût jusqu’alors non comptabilisé
(phénomène dit d’internalisation des externalités).
Le débat sur la performance financière
de fonds ISR relève du processus de gestion, non du processus d’analyse
On le voit, après ce détour par les
fondements de l’ISR, l’analyse ISR, c’est-à-dire l’analyse des politiques sociales,
environnementales et de gouvernance des entreprises cotées, a une autonomie
propre, mais converge avec l’analyse financière classique dès lors qu’elle est
utilisée dans une perspective matérielle, autrement dit lorsqu’elle apporte une
information financière supplémentaire et complémentaire.
Sur le papier, il est facile de
l’écrire, concrètement une telle affirmation tient de la gageure. Cela revient
à dire que sur certains domaines ou points spécifiques, l’analyse financière
peut ne pas suffire à expliquer la performance financière d’un titre.
Pour l’instant, il est encore trop tôt
pour évaluer quantitativement l’apport de l’analyse ISR. Ou du moins il est
quasi impossible d’en mesurer l’apport autrement qu’à travers les performances
financières des fonds ISR eux-mêmes. Cette question de la performance
financière, la plus débattue et la plus controversée de toutes, mériterait un
ouvrage à elle seule. Des prix de recherche financière existent spécifiquement
sur cette question, comme le prix Markowitz aux États-Unis, ou tout récemment
le prix européen de la recherche financière « Développement durable » créé par
le Forum pour l’investissement responsable (FIR) (même s’il n’a pas
exclusivement vocation à traiter de cette question). Sans ergoter plus avant sur
la sous performance quasi systématique de tous les indices ISR existants (à une
exception notable près, le DSI), sans même rappeler que les fonds ISR reposent
sur des décisions de gestion propres à chaque gestionnaire, sans entrer dans le
débat de la sur performance « inexplicable » de fonds ISR théoriques
reconstruits6,
il convient tout de même de rappeler que l’analyse et la gestion sont deux exercices
séparés. De ce fait, la question de l’apport de l’analyse ISR à l’analyse
financière doit être traitée, non comme l’examen d’une éventuelle sur
performance ou sous performance mesurée par la gestion, mais plutôt sous
l’angle du croisement et de la co-intégration de ces deux analyses pour n’en
produire qu’une, si cela est possible.
Distinction entre l’analyse ISR et
l’audit social et environnemental
L’analyse ISR, pour sa part, reste
conceptuellement encore mal définie. La définition de l’audit social et
environnemental vient facilement, au sens où il s’agit de mesurer les écarts de
conformité des pratiques et performances sociales et environnementales au
regard de référentiels de critères préétablis7. Mais quel est le champ propre de l’analyse ISR, quelles
sont ses méthodes ? À moins que l’audit social et environnemental ne soit un
stade supérieur de l’analyse ISR, celle-ci se définissant alors historiquement
comme une analyse documentaire initiale8, avant que les choses sérieuses ne commencent via une
vérification détaillée sur le terrain (audit). Les nombreuses critiques dont
faisait l’objet le travail des agences de notation ISR auraient ainsi trouvé
une réponse adéquate. Un autre courant veut aussi que l’analyse ISR soit un succédané
du travail, souvent plus académique, d’analyse des organisations, sous l’angle
sociologique et/ou anthropologique. Les facteurs sociaux et environnementaux
trouveraient leur vraie place dans l’analyse des facteurs de performance des
organisations. Cette critique est partiellement recevable, dans la mesure où la
« durabilité » et l’efficacité d’une organisation (ce qu’est l’entreprise) sont
probablement bien trop complexes pour être réduites à une simple échelle
métrique de performance. L’analyse ISR actuelle, le plus souvent, répertorie un
ensemble de pratiques et de mesures telle que divulguées par différentes
sources, les note sur une échelle prédéterminée, en agrège les scores détaillés
ainsi obtenus, et conclut par un classement intra sectoriel (le fameux best-inclass).
L’analyse des organisations, l’analyse sociologique, démontrent pourtant à
l’envi qu’il y a des formes d’organisation irréductibles, des éléments
culturels structurants, des comportements suffisamment différenciés pour qu’on
hésite sérieusement à se prononcer sur la supériorité en toutes circonstances
de tel ou tel modèle, de telle ou telle pratique. Pourtant l’analyse ISR l’a
fait, pour de bonnes et de mauvaises raisons9.
À ce stade, avant de s’interroger sur
l’apport de l’analyse ISR à l’analyse financière, une question préliminaire
demeure : l’analyse ISR existe-t-elle réellement autrement que comme un stade
transitoire à but marketing (création du « marché de l’ISR ») entre l’audit,
l’analyse organisationnelle, voire l’analyse financière fondamentale ?
Paradoxalement, un détour par l’analyse financière pourrait grandement éclairer
l’intérêt et l’autonomie propre de l’analyse ISR.
L’ANALYSE
FINANCIÈRE,UN EXEMPLE À SUIVRE POUR L’ANALYSE ISR ?
L’analyse financière : objectif et
méthodes
Sommairement, l’analyse financière peut
être définie comme l’art d’évaluer la rentabilité financière d’un
investissement sous contrainte de risque. Elle consiste à décomposer les
différents éléments de la valeur actuelle d’un investissement et de déterminer,
après examen, si celui-ci vaut la peine d’être réalisé, s’il crée de la valeur
ou en détruit, selon toute probabilité et toutes choses égales par ailleurs. Il
résulte alors que l’analyse financière, contrairement à l’audit comptable, n’a d’intérêt
que dans une logique de marché, c’est-à-dire d’échange. Il s’agit de déterminer
la valeur d’échange d’une action, d’un titre financier ou plus généralement
d’un investissement. Quel est le coût d’opportunité de l’achat ou de la vente
d’un titre financier? Bien entendu, l’analyse financière est particulièrement
utilisée pour l’évaluation des titres des sociétés cotées (part au capital).
Nous ne reviendrons pas sur l’écart fondamental avec la comptabilité. Si l’analyse
financière repose sur l’exploitation des données comptables, elle ne se confond
pas avec elle. La comptabilité est un ensemble de règles d’imputation des flux
et des stocks en valeur historique, à la date d’enregistrement, permettant
d’établir avec rigueur un inventaire des richesses et des dettes de
l’entreprise - les comptes doivent donner une image fidèle et sincère de ces
flux (compte d’exploitation) et de ces stocks (bilan).
En aucun cas la comptabilité ne suffit
à établir l’image de la valeur marchande de l’entreprise. Certes, parmi les
trois grandes familles de méthodes d’évaluation financière des entreprises
figure l’approche patrimoniale, qui repose également sur l’idée d’une valeur
déterminée à un instant t donné. Mais, même dans ce cas, le principe des Actifs Nets
Réévalués est de reprendre les valeurs de l’actif et du passif non à leur
valeur comptable (enregistrement de la valeur historique à la date d’entrée
dans le périmètre), mais à leur valeur de marché, parfois proche, parfois
éloignée de la valeur comptable, souvent retraitée. Le principal reproche fait
à l’approche patrimoniale est de ne pas anticiper l’avenir, c’est-à-dire la
capacité de l’entreprise à dégager des flux financiers futurs par une saine
mise en oeuvre de ses actifs financés par son passif. Les approches dynamiques
d’évaluation ont la préférence des analystes financiers, ainsi que les méthodes
dites des comparables qui approximent la valeur d’une entreprise au moyen de
comparaisons d’entreprises équivalentes valorisées soit par la Bourse (sur
différents multiples financiers), soit par une transaction récente dans le même
secteur (à une décote ou une prime près). Bien qu’également statiques, ces
méthodes ont l’avantage de s’appuyer directement sur des valeurs de marché,
dont certaines, pour ne pas dire toutes, sont en fait calculées à un moment ou
à un autre via les méthodes d’actualisation des flux prévisionnels futurs. Il
s’agit donc, pour une part, de raccourcis de méthodes d’actualisation. L’objet
de ces dernières est essentiellement de déterminer la valeur actuelle nette des
flux financiers futurs dégagés par l’entreprise (ou son projet
d’investissement), à un taux d’actualisation donné (somme du coût du
renoncement à un flux immédiat et d’une prime de risque).
L’analyse ISR, outil prévisionnel comme
l’analyse financière ?
L’approche dynamique des flux futurs
(dividendes ou cash flows) nous paraît la plus pertinente à la fois pour comprendre
l’autonomie propre de l’analyse ISR et l’intérêt de cette dernière pour
l’analyse financière. En premier lieu parce qu’elle replace d’emblée l’analyse comme
un outil de prévision du futur. C’est, à notre sens, vrai pour l’analyse
financière comme pour l’analyse économique, l’analyse sociale, l’analyse
politique, ou tout simplement l’analyse ISR. Certes, toute analyse doit avoir
des vertus explicatives et des vertus normatives (ce qui doit ou ce qui devrait
se passer), mais pour être vraiment utile, notamment du point de vue de
l’investisseur, elle doit également avoir des vertus (ou capacités) prédictives10. L’analyse financière permet avec une
certaine rigueur la prévision des flux futurs et par là, une valorisation
actuelle nette correcte. D’un certain point de vue, la comptabilité enregistre
le passé quand l’analyse financière s’efforce de prévoir l’avenir. L’analyse
ISR, si elle doit exister, si elle doit subsister, doit s’efforcer d’en faire
de même, là où l’audit social et environnemental mesure les écarts constatés à
un instant t donné.
L’analyse ISR centrée sur
l’investissement
Prévoir, pourquoi pas, mais que prévoir
et dans quel but ? Un but social, environnemental, financier ? L’analyse ISR
est une analyse reposant sans aucun doute sur les sources les plus diverses,
revue ou non par l’entreprise, diffusée ou non par les parties prenantes (stakeholders).
Pour autant l’analyse ISR est-elle
faite au nom des parties prenantes et pour les parties prenantes ? La réponse
n’est pas évidente, bien qu’originellement les agences sociales et
environnementales aient souvent eu tendance à se revendiquer des parties
prenantes, au point de faire naître une réelle confusion et un vrai débat de
légitimité11 entre
agences et ONG et autres représentants de la société civile. À l’heure actuelle,
le débat n’est pas encore tranché dans les faits, mais sur le plan théorique il
semble plus légitime de rappeler que dans ISR le premier mot est
investissement, et qu’historiquement, même les premiers investisseurs éthiques
aux États-Unis dans les années 1920 considéraient d’abord leur démarche sous
l’angle de l’investissement12. Compte tenu du sujet, considérons seulement les capacités
prédictives de l’analyse ISR en matière de performance financière13.
Les vertus prédictives des notations
ISR, un terrain encore largement à défricher
À l’heure actuelle, aucun travail
d’ensemble ne semble avoir été publié, ni par les agences ni par les
investisseurs, sur les capacités prédictives financières des notations ISR14. Le trop faible nombre d’années de
notation disponibles est dans la plupart des cas une bonne raison pour qu’il en
soit ainsi. Les agences pratiquant l’art de la notation sociale et environnementale
remontent dans le meilleur des cas au milieu des années 1990 (Innovest). Il
n’en reste pas moins qu’on attend avec impatience la constitution des tables
historiques de notations et leur rapprochement avec des tables de performances
financières postérieures des titres financiers, à l’instar de ce que font les
agences de notation financière sur les défaillances dans le cas du risque
crédit15.
Il serait particulièrement intéressant, à cet égard, d’examiner si ces
notations ont une éventuelle capacité prédictive de la rentabilité économique,
de la rentabilité financière, ou plutôt du risque des titres financiers des
sociétés cotées16.
À cet égard, il est évidemment pour le moins maladroit de supposer a priori que le
risque social et environnemental - risque de long terme - peut remplacer
directement dans l’évaluation d’un titre le risque propre d’un titre (risque
non diversifiable). En toute rigueur, s’il y a un lien entre le risque
financier et une forme de risque extra financier (résultant de facteurs ESG, i.e. des
facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance), mieux vaudrait d’abord
prendre le temps de le détecter avant toute application directe et mécanique
dans les formules d’évaluation financière. Cependant, ceci nous amène par deux
voies au coeur du sujet de l’apport de l’analyse ISR à l’analyse financière17.
LA
SENSIBILITÉ AU RISQUE MODULÉE PAR UNE ÉVALUATION ISR DU MANAGEMENT DE
L’ENTREPRISE
Le risque de l’entreprise face à ses
parties prenantes
Fondamentalement, l’une des pistes les
plus intéressantes pour déterminer l’apport de l’ISR à la finance est bien
celle de la modulation du risque. Les tenants de la défense des intérêts des
parties prenantes et de la société civile argumentent justement que « rien
n’est plus comme avant » et qu’une entreprise qui s’obstinerait à ne pas tenir
compte de leurs demandes implicites ou explicites s’exposerait, à un horizon
plus ou moins long, à de sévères déconvenues, en termes de campagne de communication
négative, de détérioration de son image de marque, d’amendes, de provisions
pour dommages, d’obsolescence de ses technologies pour cause de renforcement de
législation, de difficultés de recrutement, voire de pertes de parts de marché18. Inversement, l’entreprise qui serait
en écoute active (proactive même) de ses parties prenantes aurait, à terme, un
avantage concurrentiel sur ses concurrents et une moindre exposition aux aléas
de la marche des affaires. Il faudra faire attention cependant à ne pas céder à
la tentation de la facilité et crier au risque comme on crie au loup dès la
première crise ou contradiction venue. Si le risque d’image et toutes ses
conséquences sont systématiquement brandis par les parties prenantes, si le
risque opérationnel est au cas par cas avancé, la mesure précise de l’impact potentiel
dans le détail (pertes de chiffre d’affaires, provisions, pertes de collaborateurs...)
reste délicate (les probabilités étant difficiles à estimer) et souvent
circonscrite en termes monétaires (les boycotts
étant, eux, rarement efficaces). Les
exemples et, plus encore, les contre-exemples abondent. Dans un secteur mondial
tel que l’exploration, production et raffinage du pétrole, comment départager
clairement, en termes de risques extra financiers, Exxon, pionnier de
l’exploration des énergies renouvelables dans les années 1980, mais qui y a
depuis renoncé par manque de perspectives économiques, au grand dam des lobbys environnementalistes,
de BP (Beyond Petroleum) et de Shell (qui vient d’annoncer, fin d’année 2005,
un plan de 8 Md€ d’investissement
en faveur d’énergies « propres » sur les 10 prochaines années) ? Ou encore, faire
un choix entre Shell, parangon de bonne gouvernance jusqu’à l’accident majeur
de janvier-février 2004 sur la comptabilisation de ses réserves, et Total, gêné
aux entournures depuis la fin des années 1990 par le naufrage de l’Erika,
l’accident d’AZF et les accusations d’avoir eu indirectement recours au travail
forcé en Birmanie (affaire pour laquelle le groupe vient enfin de trouver un
accord à l’amiable), mais qui affiche une croissance supérieure à son
concurrent depuis 6 ans ?
La modestie s’impose. L’analyse ISR ne
sera pas, ne peut pas être une révolution dans l’analyse financière.
L’évaluation d’une société ne sera probablement modifiée dans la plupart des
cas qu’à une certaine marge près19. En termes de risques, une amélioration à la marge est
certainement possible à travers la détermination d’un risque systémique au niveau
du management de l’entreprise, en supposant qu’à l’avenir une société qui a
régulièrement maille à partir avec les parties prenantes (clients,
fournisseurs, salariés, collectivités locales, ONG, États, autorités de
régulation) présente un risque « systémique » d’entreprise supérieur, notamment
en cas de crise grave ou de changement structurel (opération de croissance
externe, changement de modèle économique, irruption de nouveaux concurrents
plus agressifs...).
Du risque ISR au MEDAF, il n’y a qu’un
pas...
Nous l’avons dit, l’approche par le
risque est prometteuse. Dans la théorie du Modèle d’équilibre des actifs
financiers (MEDAF), le risque d’un titre financier est mesuré par son β, à savoir sa sensibilité aux variations de marché.
L’équation classique simplifiée est de la forme :
Ri
= Ro
+ β × (Rm –
Ro)
où Ri est l’espérance de rendement du titre i, Ro le taux sans risque, Rm la
rentabilité du marché (actions), et β
la
sensibilité du titre i aux variations de marché.
Ro
est le rendement d’un actif sans risque
et β × (Rm - Ro) la prime de risque. La connaissance de la sensibilité (β) de chaque
titre et des paramètres que sont le rendement sans risque (Ro) et
le rendement moyen du marché (Rm) déterminent a priori l’espérance de rendement du titre i (Ri ). Le β du titre est bien une variable clé ; elle ne permet pas de prévoir à tout moment
le cours de Bourse du titre i mais d’en prévoir l’espérance de
rendement20.
L’application du β et
des paramètres
que sont le taux sans risque et le différentiel de rendement entre le marché et la dette sans risque
(ou prime de risque du marché) permet ensuite d’en déduire directement par calcul le taux
d’actualisation (espérance
de rendement minimal exigé) de l’investissement21 (qui n’est autre que Ri).
Du β observé ex post il est possible de passer à un β prévisionnel, soit par l’hypothèse que ce β restera stable sur la période de retour sur investissement,
soit en recourant à une décomposition du β en «β sectoriel
» ou d’activité (moyenne pondérée ou non des β des entreprises travaillant dans le même secteur, voire
mieux, la même activité) multiplié par un coefficient propre à l’entreprise,
que l’on peut appeler «β entreprise
». Hors endettement et en supposant que l’entreprise i soit présente sur un seul secteur
d’activité relativement homogène, on a donc :
β titre i = β
activité i × β
entreprise i
Cette décomposition est couramment
utilisée par les praticiens, notamment parce que le β individuel des titres est relativement volatil (fort écart
type sur différents échantillons), contrairement aux β de portefeuilles, comme les β de secteur d’activité22. Pour des β prévisionnels
plus stables, il est donc plus utile d’introduire un niveau intermédiaire.
Quel intérêt alors en matière d’analyse
ISR ? C’est qu’en matière de prévision, il est toujours possible de moduler à
la marge les β retenus,
sectoriels ou d’entreprises, en cas de doute ou, au contraire, de forte confiance
dans le secteur ou l’entreprise. On pense ici notamment à l’entreprise. Les
praticiens modulent souvent le β entreprise
par un coefficient sur la qualité du
management. Ils se fondent, en général, sur une évaluation de la qualité du
management mesurée par la capacité, historiquement démontrée ou non, de la
direction à tenir ses objectifs.
Si la direction se trompe régulièrement
sur ses prévisionnels de croissance du secteur, du chiffre d’affaires de
l’entreprise, de résultats délivrés, il ne paraît pas anormal que l’investisseur
prenne ses précautions en appliquant au β
entreprise un β de qualité du management supérieur à 1. En d’autres termes,
si certains managers ont une tendance naturelle, pour de bonnes ou de mauvaises
raisons, à ne pas tenir leurs promesses (du moins les minima requis), cela crée
une incertitude supplémentaire pour l’investisseur, qui préférera certainement
alors demander un supplément de rendement espéré (via le taux d’actualisation).
L’équation devient alors, pour tout
titre i et
sans tenir compte de l’endettement :
β titre i = β
activité i × β
entreprise i × β
qualité du management i
Un β
qualité du management supérieur à 1 (> 1) signifiera
simplement que, par rapport à la moyenne des managements observés, celui de
l’entreprise i risque
de tenir moins souvent ses promesses de « délivrables ». On voit, par extension, tout
ce que la thématique de gouvernance pourrait également apporter en relation
directe avec cette évaluation prévisionnelle de la qualité du management. Sur
un horizon de quelques années, pourquoi effectivement ne pas intégrer aussi, de
la part de l’investisseur, une évaluation des éventuelles lacunes en termes des
facteurs suivants : expérience du management (changement de business model, de modèle
concurrentiel, changement technologique) ; diversité (par rapport à la
diversification internationale du marché, des segments de clientèle) ;
renouvellement (possible difficulté de passage de témoin sur l’horizon prévu) ;
indépendance des administrateurs et d’équilibre des pouvoirs au sein des
organes de contrôle (possibles choix comptables ou de stratégies hors normes,
potentiels conflits d’intérêts destructeurs de valeur) ; rémunérations
(stimulation insuffisante du management) ; de transparence (difficulté à
réajuster ses choix tant qu’il en est encore temps, compte tenu d’une insuffisance
d’information pertinente). Ce β qualité du
management est donc assez proche d’un éventuel β gouvernance (ou
d’une série de sous βgouvernance). Le β gouvernance remplacerait-il le
β qualité du management ? Pas nécessairement, les deux informations pouvant être jugées suffisamment distinctes
pour être évaluées séparément et intégrées toutes les deux. En la matière, c’est probablement
l’usage qui déterminera
- déterminerait- le calcul d’un tel β
gouvernance, à savoir la valeur ajoutée dans la précision du
calcul du β final
compte tenu du coût d’obtention
de l’information puis de calcul d’un β
gouvernance.
La gouvernance étant l’un des éléments
constitutifs de l’analyse ISR, on voit déjà sur ce plan précis ce que serait son apport à
l’analyse financière.
À ce stade cependant, une question de méthode mérite d’être posée, à savoir, s’il faut
intégrer l’évaluation des éléments de
gouvernance dans le calcul du β final, ou s’il ne vaut pas mieux considérer qu’il s’agit d’éléments
réellement à part et qui modulent en
propre. Autrement dit écrire l’équation
comme :
Ri
= Ro + β (Rm
- Ro) + Δgouvernance
avec Δgouvernance
= écart (positif ou négatif) de
pratiques de gouvernance par
rapport à la moyenne observée.
Nous aurions alors une prime de risque gouvernance autonome23. Outre que cette solution n’a jamais
été testée
empiriquement, l’inconvénient est surtout que ce Δ éventuel
n’est pas
ici normalisable au même titre que le β que nous connaissons comme
sensibilité aux variations de marché.
Comment ramener ce Δ à un certain pourcentage de rendement ? Si ce Δ est un
pourcentage d’écart par rapport à des pratiques observées en matière de gouvernance, ce
pourcentage ne peut
être ajouté ou soustrait tel quel à une équation de rendement. Ce Δ de gouvernance devrait éventuellement
être régressé par rapport à une prime de risque en termes de rendement24. Il paraît en revanche bien plus opérationnel pour le praticien de
l’analyse de s’en tenir au modèle
MEDAF à un seul facteur et sur le plan
prévisionnel de moduler un βentreprise, considérant des hypothèses sur le risque spécifique que
fait courir ou
non le management. À destination, météorologie, bateau et équipage égal, le capitaine peut faire la
différence.
Quel calcul possible pour un β ISR ?
Si le principe de la modulation à la
marge du β est
retenu, il reste encore à déterminer le niveau et l’étendue de cette
modulation. En la matière il semble que les techniques de scoring retrouvent
une certaine pertinence. Si un ensemble de bonnes pratiques peuvent être
orientées sur une échelle à sens unique (de la mauvaise à la bonne pratique),
il paraît possible de les scorer chacune puis d’en déduire tout logiquement, par échantillon,
des moyennes et des écarts types à partir desquels centrer et normer les
variables obtenues25,26.
Éventuellement, par esprit de rigueur, on pourra préférer décomposer cette
performance extra financière via une analyse factorielle, voire par régression
éliminer les effets indésirables contenus dans les scorings (effet
taille, effet pays, effet secteur)27. Au final, on aboutira à une variation en pourcentage par rapport
à la moyenne des pratiques observées (cadre de l’approche du best-in-class),
qui pourra être transcrite ensuite en β
gouvernance inversé (1 pour la moyenne de
l’échantillon considéré, > 1 pour les « mauvais élèves », < 1 pour les «
bons élèves »). Quelle étendue parcourra ce βgouvernance
? Il est trop tôt pour le dire.
Fondamentalement, il n’y a pas de limite, mais la pratique ou des tests
économétriques devraient permettre d’en borner l’étendue dans des limites
raisonnables, au maximum sans doute entre 0,5 et 1,5, et sans doute beaucoup
moins, compte tenu de l’extrême sensibilité des valorisations d’entreprises aux
variations du taux d’actualisation retenu.
β prévisionnel
et subjectivité
La piste du β prévisionnel, modulé en fonction de la qualité de la gouvernance,
mais au-delà du management des facteurs extra financiers de l’entreprise, nous
paraît une piste prometteuse, opérationnelle et raisonnable. L’objectivation et
l’élargissement des critères d’appréciation de qualité du management sont
assurément cohérents avec le principe de l’analyse financière. La modulation
prévisionnelle, compte tenu du contexte de management et de l’environnement changeant
de l’entreprise, introduit certainement un élément non purement financier (ISR)
dans le calcul de l’espérance de rendement exigé, que certains taxeraient
d’emblée de « subjectif » et donc d’inapproprié. Le choix du β, dont sa période et ses modalités de calcul, est également
en soi subjectif. La connaissance de la capacité du management à faire face aux
nouveaux défis, stratégiques, financiers, mais aussi extra financiers (en ceci
qu’ils influent sur les transactions financières des parties prenantes avec
l’entreprise) nous paraît mériter une modulation du β prévisionnel et, par là, une modulation de la prime de
risque et donc du taux d’actualisation des flux futurs de l’entreprise28. Pour l’instant il est vrai que l’analyse
financière et l’analyse ISR restent déconnectées, ne se rejoignant finalement
que dans le processus de sélection des valeurs (processus de gestion et non
d’analyse), à travers soit des limitations d’univers d’investissement soit des
pondérations altérées29.
L’ANALYSE
ISR : UNE POSSIBLE RÉÉVALUATION DES HYPOTHÈSES SUR LES FLUX FUTURS
Intérêt et limites des évaluations
dynamiques
La modulation de la prime de risque,
qui intervient au dénominateur dans la série des flux (de cash ou de
dividendes) à actualiser, n’est pas la seule piste. Les flux eux-mêmes sont
également susceptibles d’être modifiés. Il existe différents modèles
d’actualisation des flux de cash ou de dividendes (Gordon et Shapiro, Molodowski, Bates
notamment).
Une des différences majeures entre ces
modèles et le nombre de périodes d’actualisation, autrement dit le nombre de
périodes sur lesquelles l’investisseur modifie ses hypothèses d’évolution des
flux. En effet, s’il est rare que le taux d’actualisation soit modifié en cours
de route (encore qu’une variation de la prime de risque n’est pas à exclure sur
le long terme, au contraire) la grande question est celle du numérateur. Si en année
1 la société dégage un flux (dividende ou cash) F1
bien estimé, et qu’il est possible avec
une forte probabilité d’estimer avec précision les flux F2 et
F3
en années 2 et 3, les flux des années
postérieures commencent à se percevoir avec un certain flou. Il est recommandé
sur le plan théorique, et plus encore dans l’usage, de décomposer l’avenir en 3
périodes au moins :
- la première (de 2 à 3 années) sur
laquelle l’analyste établit un compte d’exploitation prévisionnel complet,
poste par poste, et en déduit les flux correspondants ;
- la deuxième, dite transitoire, de
l’année n+3 à l’année n+z (souvent n+10), sur laquelle l’analyste conserve le
flux n+2 et lui applique un taux de croissance g1 basé
sur des hypothèses de croissance économique du chiffre d’affaires de l’activité
et d’évolution des dépenses d’exploitation ;
- une troisième, période d’actualisation
à l’infini, pour laquelle un taux de croissance g2 des
flux, en général très conservateur, est appliqué (il faut au moins que g2 <
i,
où i est
le taux d’actualisation retenu).
Autrement dit, la valeur finale V de la société est une somme de 3 sommes
actualisées :
V =
V1
– 3 + V4 – 10
+ Vt
où Vt= Valeur terminale.
Qu’on
peut encore écrire comme :
En introduisant dans le calcul des
deuxième et troisième périodes un taux de croissance g stable entre chaque flux, tel que Fn + 1 =
Fn
× (1 + g), et après simplification, il vient assez facilement que
pour la deuxième période, on a une suite géométrique de raison (1+g1)/(1+i) et (1+g2)/(1+i) pour la 3e période.
On touche là, à notre sens, tout
l’intérêt et en même temps le paradoxe, qui, pour une part significative de sa
démonstration, repose une série d’estimations conventionnelles. Avec
l’utilisation des méthodes dynamiques d’évaluation reposant sur des flux
actualisés, une partie importante de la valeur d’une société résulte des flux «
lointains » (actualisés à un taux qui aura probablement varié d’ici là). La
valeur terminale, résultat du calcul d’actualisation de la période finale, peut
facilement représenter plus de la moitié de la valeur totale calculée. Et cette
valeur terminale est extrêmement sensible aux paramètres de calcul que sont le
flux d’entrée, son taux de croissance et le taux d’actualisation. Le plus
souvent le taux de croissance est pris dans un sens conservateur, par exemple à
hauteur du taux d’inflation supposé, ou de la croissance économique générale de
longue période. L’actualisation est alors un art difficile, aux frontières des
conventions (3 paramètres synthétisent le peu d’information sur l’avenir)30.
Au fur et à mesure que le versement des
dividendes ou la génération de flux de cash s’éloigne dans le temps, l’analyse
financière perd en précision et en détail. Les faits sont remplacés par les
hypothèses, et ces dernières font varier le résultat de manière croissante. A
horizon lointain l’analyse financière ne repose plus que sur un nombre réduit
de paramètres, qui ne sont que des hypothèses, et qui jouent pourtant un rôle
important dans la valorisation totale de la société, à travers la détermination
de la valeur terminale.
L’apport potentiel de l’ISR aux prévisions
de moyen et long terme
Il semblerait a contrario que
l’analyse ISR, en prise avec les enjeux du développement durable jusqu’à leur
application à l’entreprise, s’efforce justement de détecter les forces et les
faiblesses, les risques et les opportunités de long terme de l’entreprise. En
effet, ces éléments extra financiers, ces facteurs structurants ou structurels
- comme la pyramide des âges de l’entreprise, le niveau de formation et la
capitalisation du savoir (knowledge
management), la qualité des produits, la conformité
aux normes actuelles et futures (santé, sécurité, environnement) des produits
et des sites de production, la fidélisation des collaborateurs, l’équité et
l’efficacité des rémunérations... - n’influent que progressivement et sur une
longue période, et le plus souvent de manière graduelle et imperceptible. Sauf
exceptions, leur plein effet n’est quasiment pas perceptible sur le court terme
(en raison de leur inertie propre), contrairement à certains facteurs
financiers, industriels ou de modèle économique (croissance externe, plans de licenciement,
fusions et acquisitions, réduction des frais généraux, redéploiement des forces
de vente, ouverture de nouveaux marchés). Là réside le paradoxe : c’est lorsque
la prévision financière devient un art difficile, aux frontières des règles
d’ordre conventionnel (choix de paramètres synthétisent le peu d’information
sur l’avenir), que les facteurs extra financiers prennent probablement tout
leur sens.
Dans ces conditions, on comprend mieux
les réticences de bien des analystes et des bureaux d’étude sur l’intégration
de critères extra financiers dans leurs méthodes de valorisation. C’est au
moment où dans le calcul entrent en jeu des constantes, souvent d’ordre
macroéconomique (taux de croissance national, taux d’inflation...), qu’il
faudrait remettre du détail et du débat sur les perspectives et les
fondamentaux propres à la société valorisée. Or, les analystes financiers
savent bien que les périodes moyen et long terme constituent un no man’s land dans
l’analyse financière, une « zone de non-droit » dans laquelle chacun est
d’ailleurs tenté de s’arranger pour redresser ou abaisser une valorisation jugée
insuffisante par rapport à ses convictions profondes sur la société. Sur
période longue, il est d’ailleurs évident que le taux de croissance perpétuel
du flux futur est presque un exercice conventionnel. Affirmer, par exemple,
qu’aucune des sociétés du CAC40 actuel ne connaîtra après 2015 une croissance
de la génération de cash de
plus de 3 ou 4 % relève de la convention31. Il nous semble au contraire qu’une analyse ISR, même sur
la valeur terminale, peut jouer un rôle efficace, valeur par valeur ou secteur
par secteur.
Ainsi, si au début des années 2000 une
entreprise spécialisée dans la génération et la fourniture de gaz industriels a
développé un important effort de R&D sur l’hydrogène et la pile à
combustible et entame une politique de développement d’actifs sur cette
activité dont on sait qu’elle fera massivement partie du bouquet énergétique
futur, ne serait il pas normal que son taux de croissance de longue période
soit relevé ?
Une réflexion sur le développement
durable fera clairement apparaître non pas la baisse du taux d’actualisation
pour une entreprise bien placée sur la génération d’hydrogène (l’exigence de
rentabilité ne baisse pas, non plus que le CMPC - coût moyen pondéré du
capital), mais une hausse probable des flux futurs. Le taux de croissance
perpétuel en toute logique doit être réajusté, avec comme conséquence une
hausse de la valeur terminale. En termes relatifs, la valeur terminale pèse
désormais davantage dans la valeur totale calculée, ce qui revient à dire que l’investisseur
augmente son exposition au long terme32.
Des modifications possibles du compte
d’exploitation prévisionnel
Si l’analyse ISR ne consistait, au
final, qu’à modifier ex post les hypothèses de taux de croissance à l’infini, ce serait
déjà un grand pas (l’impact sur les valorisations peut être considérable compte
tenu de la sensibilité des valeurs terminales aux paramètres retenus)33. Mais faut-il réduire son apport à la
seule modulation du taux de croissance ? Il semble, encore une fois, que
l’analyse ISR, en s’appuyant sur d’autres sources et avec un autre regard,
puisse le cas échéant apporter des contributions significatives à l’analyse à
court - moyen terme. Ponctuellement, l’analyse des nouvelles contraintes
réglementaires, sociales mais surtout environnementales peut avoir une
influence sur courte période, directement sur le compte d’exploitation.
L’exemple des impacts financiers liés à la mise en oeuvre de la directive
2003/87/CE (mise en oeuvre du marché des quotas de carbone en Europe) a été, à de
très nombreuses reprises, traité par les bureaux d’analyse financière des
courtiers, notamment sur le secteur des utilities. L’intégration du surcoût supplémentaire des émissions non
couvertes par les quotas distribués en entrée de période a entraîné
mécaniquement une tendance à la hausse des prix de l’électricité. À 20 €
la tonne et avec les deux hypothèses suivantes : couverture de quotas
de l’ordre de 90 % et un niveau d’émission moyen de 500 kg/MWh, le coût moyen
supplémentaire pour tout MWh produit est de 1 €, avec des coûts de production variant entre 28 et 40 €
suivant la source d’énergie. L’impact
n’est donc pas négligeable, et peut rapidement être perceptible sur le chiffre d’affaires
(capacité à répercuter la hausse) et/ou les coûts de production. Comme le prix
du MWh supplémentaire dépend du coût marginal de l’unité génératrice
supplémentaire à mettre en activité (en général une centrale à charbon), le
surcoût du CO2 intégré
dans ce prix marginal peut se traduire par une hausse de la rente pour les
producteurs disposant d’un parc immunisé contre le CO2 (forte composante nucléaire et/ou
renouvelable). Les effets des variations du prix de la tonne de CO2 se sont fait sentir, cette année 2005,
sur les marges de société comme Endesa, E.ON, RWE, Enel, EDF, et ont
certainement joué un rôle dans la décision d’Iberdrola de lancer une opération
de rapprochement avec Endesa, toujours en cours. Et début octobre, Rhodia a été
l’objet d’une réévaluation positive au consensus à la suite de l’annonce de la
probable acceptation (depuis avérée) d’un mécanisme de développement propre
(MDP, ou CDM en anglais pour Clean Development Mechanism) dans les pays
émergents lui permettant, à terme, de revendre sur les marchés carbones ses
quotas excédentaires.
Autre exemple significatif à notre sens
de l’apport de l’ISR dans la modification du compte d’exploitation prévisionnel
: le changement climatique et le secteur de la réassurance. Pendant longtemps,
les variations du climat ont été tenues pour négligeables. Certes, le coût en dollar
constant des catastrophes naturelles n’a cessé d’augmenter, mais cette
augmentation résidait principalement pour les assureurs et les réassureurs, au
final, dans l’urbanisation croissante de zones à risque, ainsi que dans la
valorisation croissante des actifs économiques générés par le développement.
Une catastrophe naturelle hors norme, voire une saison cyclonique hors norme,
atteignaient directement les couvertures de réassurance et, par là, la marge du
réassureur, mais en retour provoquait une hausse des primes de réassurance,
telle d’ailleurs que la rentabilité de l’activité montait au point d’attirer de
nouveaux entrants dans le secteur de la réassurance34. Bref, le secteur se caractérisait
jusqu’à maintenant par une cyclicité « stable ». De ce fait, l’impact attendu
des catastrophes naturelles, pour les réassureurs exposés à ce risque aux États-Unis,
était calculé par rapport à une moyenne long terme des pertes enregistrées (en
pourcentage des primes émises) censée refléter correctement la sinistralité.
Or, si le changement climatique est bien à l’oeuvre et qu’il se manifeste par
une fréquence accrue des événements extrêmes (sans parler de leur
intensification), les statistiques cycloniques et les tables de sinistralité
liées perdent en pertinence pour décrire la réalité des pertes à subir. Une
plus grande fréquence rend caduque l’intégration dans la sinistralité
prévisionnelle des cas constatés dans les décennies 1960 et 1970 par exemple.
Une incertitude structurelle se glisse dans les statistiques et partant dans le
calcul des primes pour couvrir la sinistralité. L’exercice prévisionnel devient
d’autant plus délicat pour le réassureur exposé que les controverses sur le
changement climatique et ses effets restent encore scientifiquement débattus et
difficilement modélisables, et que la rigueur statistique l’inciterait plutôt à
garder dans ses modèles les pertes enregistrées sur très longue période, alors
que la période actuelle n’a peut-être plus les mêmes caractéristiques.
L’inconvénient est désormais que son
montant provisionné est chaque année insuffisant pour faire face, et qu’ainsi
le réassureur déçoit régulièrement les investisseurs en annonçant des résultats
en deçà de ses attentes35,
sans parler de la difficulté grandissante à faire accepter aux assureurs non
exposés géographiquement une hausse de leurs primes.
Sur un cas tel que celui-là, l’analyse
ISR doit être en mesure d’alerter l’analyste financier du caractère trop
optimiste des hypothèses et l’inciter à modifier de lui-même ces hypothèses
dans son propre compte d’exploitation prévisionnel.
Ces exemples sont donc certainement
significatifs de l’apport éventuel de l’ISR en tant que porteur d’une parole
contradictoire, d’un principe de précaution ou tout simplement d’un principe de
réalité.
Pour autant, il faut encore se garder,
à ce stade de développement, de toute généralisation hâtive. Si le passage au
crible des hypothèses retenues par l’analyste financier paraît souhaitable dans
une approche matricielle (compte d’exploitation - enjeux ISR), il est beaucoup
trop tôt et même peu probable que la plupart de ces hypothèses financières puissent
être, dans leur majorité, remises en cause, soit par manque d’information
plausible ou « matérielle », soit parce que l’information ISR est déjà « dans
les cours » (l’analyste financier l’a déjà implicitement ou explicitement
intégrée), soit parce que l’effet passe par une multitude d’interactions non
imputables à une seule hypothèse (le vieillissement des effectifs peut jouer de
manière diffuse sur la motivation, la grille des rémunérations, les coûts de
formation, l’innovation...). Il pourrait dans un certain nombre de cas être
préférable de passer par un niveau de risque systémique plutôt que par une
longue et fastidieuse revue de chaque hypothèse du compte d’exploitation
prévisionnel. L’information sociale et environnementale ne se laisse pas «
matérialiser » si facilement que ça, par nature ou parce que les coûts
d’analyse sont trop élevés.
L’analyse ISR et le « passage à la
limite » du non valorisé
Le cas de Rhodia évoqué ci-dessus peut
d’ailleurs s’entendre comme un passage à la limite. À partir du moment où les
quotas surnuméraires étaient validés, on pouvait dès lors les considérer comme
un actif (des titres financiers) avec un prix d’échange connu : on est dès lors
définitivement passé dans le champ de l’analyse financière classique. Il faut
d’ailleurs souligner que nombreux sont les bureaux d’analyse à avoir étudié les
conséquences financières de l’irruption du marché carbone, sans avoir jamais
recouru explicitement ou implicitement à une « analyse ISR ». C’est un trait à
notre sens caractéristique et durable de l’éventuelle dichotomie entre analyse
financière et analyse ISR. Cette dernière, si elle doit subsister aux côtés de
l’analyse financière, ne peut avoir d’autonomie que si elle s’éloigne des
évaluations à court terme et de la valorisation de ce qui a déjà un prix. En
effet, dès lors qu’il y a un prix (de l’actif, de l’option, du dommage) et une
certaine probabilité d’occurrence, les mécanismes classiques de valorisation
financière, voire comptable, se mettent en route et impactent inévitablement
l’analyse.
Le cas de la crise de l’amiante est
certainement révélateur. Si les agences de notation ISR avaient à plusieurs
reprises tiré la sonnette d’alarme sur l’existence de ce risque grave pour la
santé humaine, de manière qualitative ou prospective (effets sur les personnes
sur un horizon de temps long), elles n’étaient pas en mesure de déterminer l’impact
futur du coût (personne d’ailleurs). Dans le cas d’ABB, mais aussi de
Saint-Gobain, il a fallu la bombe à retardement des class actions
américaines et surtout des réclamations auprès des filiales américaines pour
que les entreprises, sur le conseil de leurs services juridiques, commencent à
estimer le nombre de dossiers, le montant moyen, les suites juridiques
ultérieures et partant le montant des provisions à constituer. Brutalement,
Saint-Gobain a dû provisionner 100 M€ par an à partir de 2001 pour les demandes concernant Certain
Teed la filiale américaine. Mais une fois les provisions constituées et les
premières estimations du nombre potentiel de dossiers, du montant moyen déboursé
et de l’efficacité estimée des class
actions, l’information est du domaine public
de l’analyse financière, et intégrée par l’entreprise elle-même dans ses
comptes, ce qui incidemment facilite la tâche des analystes et les rassure car
elle leur permet de se caler par rapport au consensus de marché. L’analyse ISR
n’apporte plus rien dans ce contexte, si ce n’est pour souligner que des
risques amiante existent peut-être toujours, dans d’autres régions du monde,
avec des coûts variables, certainement moindres.
L’exemple de l’amiante est enfin particulièrement
intéressant du point de vue méthodologique car la crise qui a secoué le secteur
des matériaux de construction était en germe 40 ans auparavant, en tant que
passif environnemental. C’était au-delà même des traditionnels éléments « hors bilan
» de la société, une externalité négative latente. L’analyse ISR, parce qu’elle
a une focale différente de l’analyse financière en termes d’horizon privilégié
et un autre rapport à l’entreprise, via l’intégration des sources provenant des
parties prenantes, est en mesure d’apporter alors un éclairage complémentaire à
l’analyse financière, directement sur les flux futurs générés (voire les
retours de bâton du passé dans le cas de l’amiante) ou, comme nous l’avons dit
précédemment, à travers un risque systémique latent (β qualité du management)
non pris en compte dans le β classique.
Conclusion
Les méthodes de l’ISR ont enregistré
des progrès considérables, notamment dans la collecte et le traitement des
informations. Les acteurs pionniers de l’analyse ISR ont eu le mérite de faire
naître le débat, de susciter l’intérêt de certains investisseurs, de pousser
les entreprises à communiquer et de favoriser l’émergence de cadres volontaires
ou réglementaires de divulgation de l’information ESG (environnementale,
sociale et de gouvernance)36.
Il faut cependant bien convenir que les
méthodes d’évaluation, malgré un formalisme croissant, restent dans un champ
circonscrit, normalement dévolu aux méthodes d’évaluation du management des praticiens
de la qualité. Certes, de nombreux travaux ont cherché à démontrer la
pertinence, en termes de performance financière, des analyses ISR ainsi
conduites, mais ces analyses étaient intégrées en aval dans le processus
décisionnel, et non dans l’analyse financière (modulation de l’univers d’investissement,
pas de la valorisation).
La convergence directe entre l’analyse
ISR et l’analyse financière est un processus à peine amorcé. Cette convergence
n’est pas l’objectif ultime de l’analyse ISR (il y a certainement une vie
propre des notations ISR), mais c’est un processus nécessaire si, comme
l’auteur de ces lignes le pense, il y a dans les facteurs sociaux,
environnementaux et de gouvernance suffisamment d’éléments susceptibles
d’impacter - rarement à court terme, mais bien plus souvent à moyen et long terme
- la valorisation d’une entreprise.
L’analyse ISR, pour grandir, peut ou
non s’inspirer de l’analyse financière. Mais ses apports surtout peuvent et
doivent certainement être retranscrits en langage financier, dans les méthodes
robustes développées de longue date par l’analyse financière, ne serait-ce que pour
trouver un langage commun et une base de discussion. À travers le β prévisionnel, qui entre dans le calcul du taux
d’actualisation ou du CMPC, à travers des cas concrets de probable modification,
soit du taux de croissance à long terme, soit de certains postes du compte d’exploitation
prévisionnel, le passage à l’acte est possible et sans doute même nécessaire.
Fondamentalement, si les informations
apportées par l’analyse ISR ne sont pas étrangères aux préoccupations
coutumières de l’analyste financier, les méthodes d’investigation, les sources
d’information et la perspective long terme de l’analyse ISR, par opposition au
tropisme court-termiste de l’analyse financière, constituent probablement
encore l’apport véritable actuel à l’analyse financière.
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